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qu’il ne répandît des larmes, et lorsqu’il partit pour le dernier voyage d’Allemagne (où il remporta la victoire de Nordlingen), il s’évanouit en la quittant. » Tel était Condé. Pourquoi Cyrus, jeune et amoureux, n’aurait-il pas été tel que lui ? Et cela, non pas quoiqu’il fût Cyrus, mais parce qu’il l’était, et que les nobles amours se forment et s’allument au même foyer d’où sort l’héroïsme : c’était là du moins la doctrine du XVIIe siècle, celle de Corneille et de Pascal comme de Mlle de Scudéry.

Il nous est donc permis de le dire : Boileau a jugé bien sévèrement un ouvrage qu’évidemment il n’a pas entendu, que peut-être même il n’avait pas lu, puisque, dès les premières pages, l’auteur prend soin de déclarer son dessein, et annonce son vrai héros et sa vraie héroïne.

Oui, sa vraie héroïne aussi, car si Artamène et Cyrus sont le prince de Condé, Mandane est certainement la duchesse de Longueville. Comment Boileau ne l’a-t-il pas reconnue ? Il l’avait plus d’une fois rencontrée à l’hôtel de Condé ou à Port-Royal, et il lui suffisait d’ouvrir le Cyrus, pour y voir, au tome Ier et au tome X, le portrait de la sœur de Condé, gravé par Regnesson, le beau-frère de Nanteuil. Est-ce que par hasard il a pris cette gracieuse et douce figure pour celle de quelque princesse de Médie ou de Cappadoce retrouvée par Mlle de Scudéry ? Mais on se peut convaincre de la façon la plus solide à la fois et la plus agréable que Mme de Longueville est bien Mandane, en comparant la description fidèle et détaillée que Mme de Motteville fait de sa personne, à son retour de Munster et dans le début de la fronde, en 1648, à l’âge de vingt-neuf ans, avec le portrait qu’en donne Mlle de Scudéry dans le Cyrus. Écoutons l’histoire : « Elle[1] possédoit au souverain degré ce que la langue espagnole exprime par les mots de donayre, brio y bizarria (bon air, air galant). Elle avoit la taille admirable, et l’air de sa personne avoit un agrément dont le pouvoir s’étendoit même sur notre sexe. Il étoit impossible de la voir sans l’aimer et sans désirer de lui plaire. Sa beauté néanmoins consistoit plus dans les contours de son visage que dans la perfection de ses traits. Ses yeux n’étoient pas grands, mais beaux, doux et brillans, et le bleu en étoit admirable ; il étoit pareil à celui des turquoises. Les poètes ne pouvoient jamais comparer qu’aux lys et aux roses le blanc et l’incarnat qu’on voyoit sur son visage, et ses cheveux blonds et argentés, et qui accompagnoient tant de choses merveilleuses, faisoient qu’elle ressembloit beaucoup plus à un ange, tel que la foiblesse de notre nature nous les fait imaginer, que non pas à une femme. » Voici maintenant le roman, qui n’est guère plus flatteur que l’histoire : « Le voile de gaze d’argent

  1. Mémoires de Mme de Motteville, édit. d’Amsterdam, 1750, t. Ier, p. 44.