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teur. Mais il est dix heures passées, le baron nous arrive en ce moment, dis à Chalons de partir avec les batteurs, nous allons le rejoindre sans perdre de temps.

Le baron franchissait en cet instant les grilles de la cour d’honneur. Sa figure était calme et sereine; le fusil en bandoulière, les deux mains plongées dans les vastes poches de son pantalon, il s’avançait d’un pas allongé, ne trahissant en un mot que par un retard de quelques minutes au rendez-vous le drame de la nuit précédente.

Les batteurs, sous la conduite de l’un des gardes, étaient partis depuis plus d’un quart d’heure, et les chasseurs tout équipés se trouvaient réunis au pied de l’escalier; Marmande ne crut pas devoir faire attendre plus longtemps le signal du départ, et l’on se mit en marche.

Au moment d’arriver à la bifurcation de la route où l’on perdait de vue le Soupizot, le comte se retourna comme par un mouvement machinal. Le spectacle qui s’offrait à sa vue était plein de poésie. L’élégante habitation s’élevait radieuse sous les rayons d’un beau soleil. Sur le perron, le petit garçon du comte, entre les bras de sa bonne, agitait les mains en signe d’adieu. Marmande demeura un instant immobile; sous le bandage noir, on eût pu voir pâlir son visage contracté par une émotion mortelle.

— Passe-moi la gourde, Laverdure; j’ai froid, dit le comte d’une voix enrouée.

Le garde s’empressa d’obéir en tendant la gourde à son maître; mais lorsque ce dernier la lui rendit, la gourde était vide. Cet épisode passa inaperçu des chasseurs, que Marmande rejoignit en quelques enjambées, et il prit place au premier rang au milieu du groupe formé par le baron, Jeanicot et M. Desbois, tandis que Cassius et Laverdure suivaient à une certaine distance. En choisissant ce poste à l’arrière-garde, le pibroch-major avait d’abord eu pour but d’échapper aux fâcheux augures de M. Desbois, qui, plus menaçant à ses oreilles que ne le fut jamais Cassandre aux oreilles des Troyens, ne cessait de lui prédire pleurésies et rhumatismes. L’anglomane toutefois ne laissait pas d’utiliser ses momens en racontant au patriarche, dans son langage bigarré, les plaisirs de la chasse aux grouses. Au bout d’une demi-heure de marche, le comte et ses hôtes venaient de s’arrêter à l’extrémité d’un petit bois, derrière lequel les batteurs disposés en ligne étaient prêts à marcher au premier signal.

— Laverdure, va placer ces messieurs aux bons endroits; moi, je reste ici... Surtout de la prudence, ne tirons pas les uns sur les autres, ajouta le comte avec l’autorité d’une triste expérience.