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vant sa table de travail. A six heures et demie, il sonna son valet de chambre et lui dit d’avertir Laverdure de tenir ses fusils prêts, car il avait l’intention d’accompagner la battue

Trois heures de la nuit viennent de sonner à l’horloge du château de Laluzerte. La nuit est sombre et froide. Tout est calme et silencieux aux environs de la maison. En dépit de l’heure avancée, une lumière brille encore à la fenêtre de la chambre de la baronne, et à plusieurs reprises on a pu voir son ombre se découper en noir sur les rideaux de la croisée. La dame est en proie à une horrible agitation : ses yeux sont injectés de sang, sa respiration est oppressée, elle ne peut tenir en place. Que le vent siffle à travers les branches dépouillées des arbres, qu’un chien de garde fasse retentir l’écho de ses aboiemens, alors elle se précipite à la fenêtre, prête l’oreille avec une anxiété visible, et ne quitte son poste d’observation pour recommencer sa promenade solitaire que quand un silence profond règne autour de la demeure. Des livres ouverts, des canevas à tapisserie, sont jetés pêle-mêle sur une table à ouvrage; mais ces passe-temps ont échoué devant les préoccupations de la baronne. Ni l’intérêt du roman nouveau, ni les charmes d’une tapisserie aux éclatantes couleurs n’ont le privilège de fixer plus de cinq minutes l’attention de cet esprit troublé.

Soudain des bruits de pas retentissent dans le corridor, et Mme de Laluzerte, agitée par un frisson nerveux, se précipite à la porte, qu’elle entr’ouvre. Le baron est devant elle; d’un brusque mouvement, il la repousse à l’intérieur en lui disant : — Vous m’attendiez, madame.

Ainsi surprise, la baronne ne peut se défendre d’un vague mouvement de terreur; mais bientôt le sentiment de son empire sur le vieillard revient à son esprit. L’œil étincelant, la bouche méprisante, elle s’avance vers son mari en disant : — Mais faudra-t-il donc vous faire enfermer dans une maison de fous pour échapper à vos extravagances ?

Pour toute réponse à ces injures, le baron pousse le verrou de la porte, puis dit d’une voix solennelle : — Je te donne un quart d’heure pour recommander ton âme à Dieu.

Le baron est transfiguré : son visage trahit les plus violentes émotions, un éclat terrible brille dans ses yeux; ses longs cheveux blancs s’agitent sur son front comme la crinière d’un lion furieux : sa taille est redressée; il tient à la main un fusil à deux coups. Le vieux sourd presque idiot est devenu quelque chose de majestueux et de terrible : un peintre n’eût pu rêver un plus parfait modèle de l’ange exterminateur.

Pour la première fois le baron apparut aux yeux de la misérable