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Il y a beaucoup de finesse dans ce jugement qui méritait d’être développé. Napoléon a en effet quelque chose de classique, de renouvelé de l’antique, qui ajoute à sa grandeur pittoresque sans doute, mais qui l’a singulièrement embarrassé dans son œuvre, et l’a plus d’une fois rendu impropre à comprendre les conditions nouvelles du temps où il vivait. Il ne voit guère dans le monde que des héros et des foules. Tout ce qui n’est pas héros, empereur, souverain, rentre dans la catégorie des foules ; celui qui veut en sortir ne le peut qu’à une condition, c’est d’être serviteur. Napoléon n’avait et ne voulait avoir aucune idée des innombrables nuances qui séparent les hommes, qui les rangent dans des catégories spéciales, et leur donnent des droits divers. Il n’admet en aucune façon le partage du pouvoir : pour les foules l’égalité la plus absolue, pour les héros le pouvoir incontesté, sans contradictions, sans conseillers. Ce classicisme de système est en outre augmenté chez lui par une étonnante imagination : il cherche non-seulement le pouvoir, mais la gloire ; il veut non-seulement gouverner, mais éblouir. La gloire fut son idole presque autant qu’elle fut l’idole des héros antiques. Napoléon est, je crois, de tous les grands hommes modernes, celui qui a eu au plus vif degré cette religion des temps anciens ; c’est celui, sans en excepter Louis XIV, qui en a le plus fait à la fois le but de sa vie et son principe d’action. Enfin l’empereur, aussi Français qu’il fût devenu, garda toujours au fond sa nature italienne, et de tous les peuples de l’Europe moderne, le peuple italien est malheureusement celui qui a gardé le plus des défauts de l’ancien monde : l’amour de la pompe, du grandiose, et surtout l’amour de la politique considérée comme un art, comme un bel exercice pour l’intelligence, et une intéressante escrime pour le caractère. Cette physionomie classique apparaît surtout quand on compare l’empereur aux grands souverains et aux grands politiques modernes, à Henri IV, aux deux Guillaume d’Orange, à Cromwell, à Frédéric le Grand, tous princes médiocrement préoccupés d’éblouir et d’étonner, mais sérieusement préoccupés de réussir.

Les jugemens très brefs et très discrets que porte Béranger sur ses contemporains sont généralement favorables. En homme qui n’aime pas à se compromettre, il s’est tu sur les personnages pour lesquels il avait de l’antipathie. Nous avons déjà dit qu’il n’avait pas prononcé un mot sur les doctrinaires. Il ne faudrait cependant pas prendre au pied de la lettre cette bienveillance banale ; sous ses louanges prudentes, on distingue assez nettement ses sentimens véritables à l’endroit des personnages dont il nous entretient. M. Laffitte est traité respectueusement, mais comme un allié plutôt que comme un ami. Béranger se tient pour ainsi dire à une certaine distance,