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au milieu des viveurs élégans avec une nature loyale et élevée, mais timide et défiante à l’excès, quelques catastrophes amoureuses, dignes à peine d’un quart d’heure de regret, avaient suffi pour donner à Marmande la plus mauvaise opinion des femmes. Aussi bien des fois déjà, sous l’influence des souvenirs de sa jeunesse, il avait prêté à celle qui portait son nom des sentimens à leur place sans doute dans le cœur d’une héroïne du Ranelagh, mais qui n’avaient jamais flétri de leur souffle la belle âme de la petite-fille du baron. La jeune femme, avec la finesse naturelle à son sexe, n’avait pas tardé à deviner les secrètes pensées de son mari, et alors, profondément blessée de voir son œuvre de généreux dévouement récompensée par une indigne défiance, elle avait apporté dans ses relations avec le comte une réserve, une froideur qui n’avaient pas tardé à fortifier les soupçons de ce cœur ulcéré.

La lettre que le comte tenait à la main continuait à flétrir le caractère de Mme de Marmande en lui prêtant les desseins les plus vils. Elle appelait l’attention du mari sur les témoignages d’affection donnés par la jeune femme à son grand-père, et demandait si tout cela était bien sincère, si sous ce luxe de dévouement filial ne se cachaient pas des pensées d’héritage faciles à deviner. Cette lecture avait plongé le comte dans les plus sombres pensées, et il se promenait solitaire quand il fut rejoint par Kervey.

— Que fais-tu donc là si pensif, si seul? dit le marin.

Marmande mit quelque temps à répondre, comme un homme qui a besoin d’un violent effort pour chasser de sa pensée de pénibles réflexions, puis il reprit avec un triste sourire : — Tu le vois, je fais ma visite du matin à ces fleurs, qui sont aujourd’hui mon plus vif, mon seul plaisir. Autrefois je croyais employer ma vie d’une manière fort utile en cherchant à réaliser pour la plus grande joie des badauds de Paris un attelage irréprochable; aujourd’hui je m’efforce de trouver le dahlia bleu ou la rose verte.

— Ambition modeste, il faut l’avouer, reprit Robert, et qui ne répond point à nos rêves d’enfance, où je me voyais général d’armée, amiral, et toi orateur célèbre, premier ministre, car tu as toujours été très parlementaire; tu lisais Cicéron...

— Parbleu ! mon cher, reprit le comte avec un étrange sourire, avoue que je serais le bienvenu sur une tribune quelconque. Mes débuts seraient brillans; à n’en pas douter, j’aurais un beau succès, un succès de curiosité... Heureusement, comme je me connais moi-même, suivant la maxime du sage, j’ai eu la sagesse de laisser de côté des rêves qui ne sont plus faits pour moi, et de me convertir aux goûts qui me conviennent. Le champ était large : j’avais à choisir entre la manie des potiches chinoises ou celle des médailles; la passion des tableaux ou des vieilles amies ne m’était pas