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de sa mémoire, et calme, heureuse, souriante, elle reposait près du berceau. Marmande contempla le gracieux tableau avec ravissement ; de la mère, ses yeux se reportaient vers l’enfant avec une indicible expression de tendresse. Un éclair de bonheur passa sur le front du comte, et, se mettant à genoux avec une grâce touchante, il attacha sur la mère un long regard plein d’amour : « Si elle m’aimait ! » murmura-t-il, et de douces larmes roulèrent dans ses yeux. Puis, comme frappé d’une soudaine pensée, il se releva brusquement et vint se poser devant la glace suspendue au-dessus de la cheminée. Là, haletant, il se regarda avec une fiévreuse curiosité. Un large bandeau noir couvrant la hideuse cicatrice dont son visage était sillonné donnait à ses traits une expression sinistre et repoussante. Un rire plein d’amertume contourna les lèvres du comte : « Un monstre ! » dit-il, et, comme pour s’arracher à une horrible vision, il détourna la tête et s’enfuit de la chambre.


II. — PARTIE CHAMPÊTRE.

À une semaine environ de la soirée dans laquelle on a vu Mme de Marmande verser dans le cœur d’une amie exilée ses tristes confidences, vers sept heures du matin, deux domestiques étaient occupés, dans la cour du château de Laluzerte, à rendre à grands coups de brosse à une calèche jaune, de formes surannées, l’éclat de ses couleurs. L’un de ces domestiques était un beau garçon de vingt-cinq ans, au teint coloré, à la barbe épaisse, aux larges épaules, à la mine impudente d’un coq de village, tandis que son camarade trahissait dans toutes ses allures l’innocence et la simplicité des champs. Soudain le plus âgé des serviteurs arrêta le mouvement d’une roue qui tournait sur son axe, et dit avec un rire étouffé à son compagnon : — Voilà le sourd, nous allons avoir de l’agrément ; attention ! — Et, pour ajouter au sel de la plaisanterie, il envoya dans la poitrine de son voisin un coup de coude à lui briser les côtes.

En ce moment, le baron de Laluzerte venait d’entrer dans la cour des écuries, et, après avoir dirigé ses regards vers la voiture, fit entendre à deux reprises l’appel : Pascal, Pascal.

— Il croit peut-être que je vais me déranger de ma besogne pour aller lui parler, le sourd ! — Et pour toute réponse à l’appel de son maître, le drôle entonna d’une voix de stentor l’air des Bohémiens parisiens, alors dans toute sa nouveauté.

Le baron était sans doute familiarisé avec ces étranges procédés, car il ne tenta pas de renouveler un appel inutile, et dirigea sa marche vers une remise isolée située à l’extrémité de la cour. Son visage décharné, l’expression morne et presque égarée de ses yeux, disaient encore plus haut qu’aux premiers jours de ce récit une vie