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« Un événement imprévu contribue à redoubler mes anxiétés. Je t’ai souvent parlé de M. de Kervey, tu l’as connu toi-même lors du séjour en rade de Pondichéry de la corvette la Coquette. Élevé avec mon mari, qui lui porte une fraternelle amitié, c’est M. de Kervey qui, par une imprudence involontaire, a infligé au comte la blessure dont il gardera toute sa vie la terrible cicatrice ! Après le cruel événement, lorsque les jours de son ami ne furent plus en danger, il partit pour une longue campagne de mer. Depuis lors nous n’avions plus entendu parler de lui, et mon mari s’indignait souvent de ce silence, hélas! trop explicable, quand, il y a un mois environ, les journaux annoncèrent qu’une goélette, commandée par M. de Kervey, et partie des Antilles pour la France, avait péri corps et biens dans le canal de Bahamas. L’agitation et le désespoir de M. de Marmande ne connurent pas de bornes, et la semaine dernière, la triste nouvelle ayant été démentie par l’arrivée à Brest de la goélette et de son commandant, M. de Marmande partit le soir même pour la Bretagne, d’où il revint quelques jours après avec son ami, qui ne l’a point quitté depuis »

La comtesse de Marmande en était là de ces tristes confidences, lorsqu’un léger cri, parti de l’extrémité de la chambre, vint l’enlever à sa correspondance, et elle s’approcha vivement du berceau où dormait un bel enfant aux lèvres vermeilles, aux joues roses. L’innocent chérubin, la bouche entrouverte, les bras étendus, rêvait comme doivent rêver les anges. Il y avait tant d’innocentes joies pour une mère dans ce gracieux enfant, que la comtesse ne put détourner de lui ses regards, et, s’asseyant près du berceau, l’agita de la main, couvant de l’œil son plus cher trésor; mais bientôt ses forces, épuisées par le travail de la soirée, lui firent défaut, sa tête s’inclina sur son bras, et elle tomba ensevelie dans un profond sommeil.

La comtesse avait à peine fermé les yeux depuis quelques minutes, quand la porte de l’appartement s’ouvrit sous la main du comte de Marmande. Il s’avança discrètement, puis, retenant son souffle, s’arrêta à contempler le groupe charmant qui s’offrait à sa vue. C’était en effet un ravissant tableau que cette mère près de son enfant : le sujet chéri des grands peintres réalisé avec toute la poésie de la nature. L’enfant rose et blanc dormait d’un sommeil tranquille, comme confiant dans la protection de la tendre mère qui se trouvait à ses côtés. Si Anna n’était plus la fière et charmante jeune fille que nous avons connue au début de cette histoire, l’âge et l’expérience de la vie n’avaient point altéré l’expression d’adorable bonté naturelle à ses traits. Sans doute les chagrins racontés dans sa lettre avaient laissé de tristes empreintes sur son visage; mais à cet instant la vue de son bel enfant avait chassé toute douloureuse pensée