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près de lui des soins plus empressés; mais assurément il n’en a pas de plus désintéressés, qui partent plus du cœur que les miens.

« J’eus peut-être tort de répondre par cette accusation indirecte, mais le ton provocateur de la baronne avait épuisé ma patience. La marâtre s’avança aussitôt vers moi haletante de fureur; je l’attendis immobile en la mesurant du regard : — Oh ! une femme comme vous peut parler de son désintéressement, en parler beaucoup, tout le monde y croira; qui pourrait en douter? Sa vie entière n’est-elle pas là pour répondre de la générosité de ses instincts, de son désintéressement? Du bout du monde, par un beau jour, elle tombe dans sa famille, sans un son vaillant. Là, à la charge des siens, elle rencontre une vie facile, bon feu, bon gîte, bonne table, et elle se résigne à vivre grassement, sans labeurs : comment cela peut-il s’appeler? Noblesse de cœur, désintéressement sans doute? Allons plus loin. Dans ses voyages d’aventure, elle rencontre un protecteur dévoué. Les liaisons se forment vite en voyage, et le cher ami n’hésite pas, au mépris de toutes les convenances, à venir la poursuivre jusqu’au sein de sa famille. C’est d’ailleurs un parti fort convenable pour une jeune fille sans fortune: aussi l’on encourage ses soins avec une facilité peu commune; mais une catastrophe arrive, le jeune favori part, et trois mois après on est mariée, mariée à un autre! Comment cela peut-il s’appeler, sinon noblesse de cœur et désintéressement?... Allons encore plus loin, parlons de ce mariage, n’est-ce pas le plus bel acte d’une vie toute de dévouement? Qui épouse-t-on? Un homme infirme, hideux, mais d’une des plus nobles familles de France, et trois fois millionnaire. Oh ! comment tout cela peut-il s’appeler, sinon noblesse de cœur, désintéressement?...

« J’eus la force d’entendre jusqu’au bout ce hideux langage et de répondre avec un froid mépris : — Une âme sordide comme la vôtre, madame, est seule capable de supposer de pareils calculs à un cœur comme le mien,

« L’accent de ma voix, l’expression de mes regards révélèrent sans doute à la baronne tout le dégoût qu’elle m’inspirait, car un courroux terrible empourpra ses traits : elle demeura un moment immobile, comme suffoquée par la colère. Elle reprit après une pause, avec une exaltation qui tenait du délire : — Ah ! ne croyez pas que je me laisse enlever sans combats le fruit de vingt ans de sacrifices, ne croyez pas que j’aie donné ma vie à un vieillard pour que dans un caprice de sa seconde enfance il me dépouille en votre faveur d’une fortune qui devant la loi m’est acquise. Non, non, détrompez-vous, madame, j’y vois clair; vos apparences de tendresse, vos manières insinuantes ne m’ont jamais fait illusion ! Du premier jour, j’avais soulevé le masque de votre figure; je connaissais vos machinations, vos projets, je savais le but de ces tendresses outrées