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de cette anecdote, qu’elle roule sur un sujet dont nos modernes romanciers nous ont déshabitués, l’amour maternel. Ce vieux sentiment, éternel comme la nature humaine, a été pour ainsi dire renouvelé par Béranger, et se présente, dans son sobre, savant et cependant naïf récit, avec une physionomie tout à fait originale. Par suite de circonstances horriblement dramatiques que le poète a racontées avec une simplicité admirable, une pauvre femme a perdu son unique enfant, et depuis plus de quarante ans elle le cherche à l’angle de toutes les rues, à la porte de toutes les églises, sur toutes les promenades publiques. Elle l’a suivi en imagination dans tous les âges de l’existence ; elle l’a vu enfant, puis jeune homme, puis homme fait. Quelques-uns des traits de ce récit sont sortis des profondeurs mêmes de, la nature humaine, et ont un accent à la fois plein de vérité et de poésie, celui-ci, par exemple, lorsque la mère, parlant en imagination à son fils, compte les ravages que l’âge a déjà faits sur lui : « Combien, Paul, tu as déjà de cheveux blancs ! » Quel beau sujet pour un romancier moderne que l’odyssée de cette femme poursuivant une vision à travers toute l’existence ! Nous n’en aurions pas été quittes à moins de huit ou dix volumes. L’histoire occupe dix pages à peine dans la Biographie de Béranger ; nous n’hésitons pas à la ranger parmi les petits chefs-d’œuvre du récit à la françoise, et nous la recommandons à l’attention de tous les amateurs de la bonne littérature.

Les cent cinquante dernières pages du livre sont pour ainsi dire des souvenirs impersonnels, et sont loin d’avoir la valeur des cent premières. L’auteur y raconte non les choses, auxquelles il a pris part, mais quelques-unes des scènes dont il a été le spectateur passif. Un tableau assez curieux dans ce genre est le récit des événemens de 1814. C’est, comme l’auteur le dit fort bien lui-même, un tableau plein de bigarrures. L’entrée des alliés frappa Paris de surprise, et ce fut avec un étonnement profond, et qui ne laissait aucune place à la colère, que la population de la capitale assista au défilé des armées étrangères. Chacun cherchait le mot de cette énigme et demandait où était l’empereur. Cette attitude passive de la population, qui n’était ni de la résignation ni de la tristesse, mais une sorte d’indifférence et de léthargie du sentiment national, est expliquée merveilleusement par Béranger, qui, malgré son admiration pour l’empereur, se voit contraint de faire cet aveu : « Au reste, si l’empereur eût alors pu lire dans tous les esprits, il eût reconnu sans doute une de ses plus grandes fautes, une de celles que la nature de son génie lui fit faire. Il avait bâillonné la presse, ôté au peuple toute intervention libre dans les affaires, et laissé s’effacer ainsi les principes que notre révolution nous avait inculqués. Il en