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que de voir à la surface du grand fleuve cette forêt de lourdes charpentes qui erraient de tous côtés. Aujourd’hui le Leviathan n’attend plus que ses agrès et ses voiles pour s’élancer vers New-York, terme marqué pour son premier voyage[1].

La race saxonne est une force : quand une idée s’ajoute à cette force, cela va loin ; mais toutes les qualités absolues sont exclusives. Il faut demander à chaque civilisation son fruit et non un autre. Les ouvrages des Saxons frappent plutôt par la solidité qu’ils ne se distinguent par la recherche délicate de la forme et par l’élégance. Ce côté faible de l’industrie anglaise devient surtout sensible dans les rues de Londres. Là vous rencontrez à chaque pas, dans dévastes magasins, un amas de richesses étalées avec profusion, mais sans goût. Quelques boutiques de modes et de nouveautés ont même recours à des mains parisiennes pour dissimuler l’insuffisance de la nation dans cette branche de l’art commercial. On distingue tout de suite un étalage français d’un étalage anglais à l’harmonie des couleurs, cette musique faite pour le plaisir des yeux. L’architecture, les produits des arts mécaniques, tout indique ici, dans les traits de la civilisation, le sentiment cyclopéen de l’utile, auquel manque, à un certain degré, le sentiment du beau.

La famille saxonne est bien la tige de la nation anglaise ; mais sur cette tige sont venues se greffer d’autres branches dont il faut rechercher la souche et le caractère.


III

La race saxonne ne demeura pas longtemps en possession tranquille du territoire. Vers le milieu du Xe siècle, de hardis aventuriers, qui avaient longtemps désolé les mers du Nord par leurs pirateries, commencèrent à inquiéter les côtes de l’Angleterre. Leurs premières entreprises furent couronnées de succès : cela les encouragea à renouveler leurs ravages. Enfin, vers le commencement du XIe siècle, ils se rendirent maîtres de la plus grande partie de la vieille Albion. Le langage vulgaire a donné le nom de Danois à ces nouveaux envahisseurs de l’Angleterre ; mais ils appartenaient à ce groupe de nations Scandinaves qui vivaient alors en Suède et en Norvège. La Norvège, dont les côtes brisées s’étendent le long d’un tumultueux océan, depuis les rochers de la Baltique jusqu’au cercle

  1. Le Leviathan n’a point eu de modèles, mais il aura des imitateurs. Il est déjà question de construire d’autres vaisseaux d’une taille égale, sinon plus gigantesque encore, et de simplifier à l’avenir les travaux du launching en plaçant le chantier plus près de l’eau. C’est, comme on voit, toute une révolution dans l’architecture navale.