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estime que pour avancer le monstre seulement de quelques pieds vers la Tamise, cela coûtait chaque fois à la compagnie la somme de plus de 1,000 livres sterling. J’assistai avec un intérêt extrême à deux de ces héroïques tentatives : rien ne donne une idée du caractère national comme cette armée d’ouvriers forts contre la force, au cœur inébranlable ainsi que l’obstacle, aux bras de fer servis par des machines, revenant cesse à la charge contre un ennemi dont l’écrasante grandeur était encore rendue plus sensible par la taille des pygmées acharnés à ses flancs. L’intelligence agite la masse, dit le poète : soit, mais je déclare, par l’exemple du grand vaisseau, qu’elle l’agite lentement. Des sinistres nouveaux, les brouillards d’hiver, le mouvement périodique des hautes et des basses marées avec lesquelles il fallait compter, tout cela retarda, interrompit encore les efforts des travailleurs. La critique commençait à n’épargner ni M. Brunel, l’ingénieur en chef, dont la constance méritait pourtant un meilleur sort, ni le Leviathan lui-même. Après un intervalle motivé par la destruction presque entière des appareils, usés, brisés dans ces derniers temps à remuer le Leviathan, les travaux recommencèrent le 5 janvier 1858. Cette fois ce fut un siège en règle ; vingt et une presses hydrauliques devaient attaquer le grand vaisseau. Parmi elles se distinguait un monstrueux bélier d’une force et d’une pesanteur inconnues, jusqu’ici. La gelée contraria d’abord le jeu des machines ; mais vers onze heures du matin l’assaut fut livré : le géant résista, gémit, céda, mais seulement de huit pieds, puis il fallut cesser ; il était cinq heures. Chaque jour cependant le grand vaisseau faisait un pas, jusqu’au moment où l’on jugea à propos de cesser le jeu des machines et d’attendre les hautes marées de la saison. Le 30 janvier était un des deux jours fixés pour le mettre définitivement à flots : soulevé par les eaux du flux, qui l’entouraient à une hauteur considérable, le Leviathan donna des signes de vie ; mais le vent soufflait avec violence, et le capitaine Harrison, qui commandait les manœuvres, ne pensa point qu’il fût prudent de lutter contre un si rude adversaire. Le lendemain 31, le temps était beau et calme : je me rendis sur les lieux, non sans craindre, je l’avoue, un nouveau mécompte. De midi à une heure, le fleuve s’enfla ; la marée courait avec une puissance très grande ; une machine hydraulique se mit en devoir de pousser pour la dernière fois ou mieux de conduire le Leviathan vers le milieu du fleuve, car déjà il obéissait au mouvement. Peu à peu la grande nouvelle se répandit de bateau en bateau et de rive en rive. « Il flotte ! il flotte ! » Il fallait maintenant que le nouveau-né se dégageât de son berceau, cradle. Ce berceau était formé d’immenses poutres, dont le monstre se délivra en nageant. C’était un spectacle vraiment curieux et imposant