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les Anglais opposent déjà en imagination cette masse relativement légère volant sur les eaux avec les ailes de la vapeur, et déployant une vitesse supérieure à celle de tous les navires connus[1].

J’ai revu dernièrement le Great-Eastern. Malgré ses proportions exorbitantes, ce bateau n’a rien de difforme ; la quille est au contraire d’une coupe svelte et élégante, comme celle d’un yacht. Immobile sur le sable, il regardait passer à ses pieds les autres bateaux à vapeur qui fendaient la Tamise, et dont les plus gros étaient à ce colosse ce que sont les mouettes au plus grand albatros. L’intérieur n’est pas moins saisissant : en descendant du pont, vous trouvez toute une série de chambres à coucher et de salons qui s’étendent sur un espace de trois cent cinquante pieds. Un de ces salons, long de soixante pieds sur quarante pieds de large, est destiné à donner des fêtes ; là, les passagers pourront charmer les ennuis d’un long voyage, sans souffrir du mal de mer, tant la base étendue du véhicule posera solidement, on l’espère du moins, à la surface mouvante de l’abîme. Les différens organes d’impulsion se trouvent en harmonie pour la force et la grandeur avec la taille de ce Caliban des mers. Le gaz destiné à éclairer toutes les parties de la ville flottante sera produit à bord, et le Great-Eastern portera en outre avec lui une lumière électrique, laquelle se répandra comme un clair de lune perpétuel autour du vaisseau. Le baptême du monstre eut lieu le 6 novembre 1857 : ce fut un événement. La population ouvrière de Londres et des environs, les hommes de science anglais, français, américains, allemands, russes, les curieux affluèrent sur toutes les rives qui bordent ou qui avoisinent l’île des Chiens (isle of Dogs). Les ambassadeurs siamois étaient là avec toute leur suite et en robe de drap d’or. Les maisons d’alentour qui avaient vue sur le chantier de travail étaient surmontées d’échafaudages et noires de têtes. Tous les yeux étaient fixés sur le héros de la fête, le grand vaisseau, cette gloire nationale, cette épopée de fer, de bois et de vapeur, fille de l’industrie saxonne. Il était environ midi et demi, lorsqu’une bouteille de vin décorée de fleurs fut portée et suspendue vers la proue du navire. Miss Hope, la fille du président de la Great-Eastern Company, lança ensuite la liqueur sacramentelle sur l’avant du vaisseau, en lui souhaitant bonne chance. Mille cris de joie répondirent et saluèrent la naissance morale du néophyte. Depuis cette cérémonie, il n’est plus permis d’appeler le grand vaisseau le Great-Eastern ; son nom est le Leviathan.

  1. Les roues à palettes et les machines travaillant à la plus haute puissance doivent réaliser une force de 11,500 chevaux. La consommation du charbon de terre employée à produire cette force locomotrice sera, selon les calculs des ingénieurs, de 250 tonnes par jour.