Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/791

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au cou de la jeune Péruvienne en versant des larmes abondantes.

— Eh ! niña, tu vas m’étouffer, s’écria celle-ci un peu surprise d’un si brusque élan de familiarité, me voilà toute décoiffée…

Puis, s’adressant à la mère de Manoela : — Votre fille sait coudre, n’est-ce pas ? Elle sait manier l’aiguille, tailler, broder…

— Que oui ! dit la duègne ; d’ailleurs elle est bien avisée, et elle aura bien vite appris ce que vous lui montrerez.

Manoela comprit par ces paroles qu’il s’agissait d’entrer au service des deux dames étrangères et d’abdiquer toute liberté. Elle croyait rêver ; elle cherchait à s’expliquer comment la rencontre fortuite d’une jeune fille qui l’avait abordée sur la plage quelques heures auparavant avait pu changer ainsi toute sa destinée. Elle ne savait ni où elle allait, ni pourquoi elle partait. Sa petite île si pauvre lui apparaissait comme un paradis d’où on la chassait sans qu’elle eût commis aucune faute. Les jours les plus monotones de son existence se teignaient dans son souvenir de reflets charmans, comme les horizons lointains d’une plaine aride et morne sur laquelle le soleil couchant verse ses rayons empourprés.

Les préparatifs du départ furent bientôt achevés. Manoela prit son petit paquet sous son bras, et embrassa sa mère avec un serrement de cœur, en lui disant à demi-voix : — Pourquoi m’éloigner de vous ?

— Pour ton bonheur, ma fille, répliqua la vieille Josefa, qui tenait toujours les pièces d’or dans ses mains ; que ferais-tu ici ? Montre-toi bien obéissante au moins !…

Il y a des gens qui ne peuvent traverser un jardin sans arracher une fleur ou sans cueillir un fruit. D’une main distraite et capricieuse, ils attirent à eux tout ce qui flatte leur regard. Ainsi était Teresa ; contente d’emmener à sa suite la pauvre jeune fille enlevée à son humble cabane, elle ne doutait pas que celle-ci ne fût parfaitement heureuse de la suivre. Elle marchait donc gaiement auprès de sa mère, doña Rosario, parlant déjà du plaisir qu’elle aurait à se faire coiffer chaque matin par la Manoelita. Celle-ci s’avançait à pas lents, accompagnée de la fidèle Branca. La tête basse, le cœur gonflé, elle allait droit devant elle, incapable de résister aux désirs de sa mère, et aussi subjuguée par la volonté tenace de doña Teresa, qui agissait sur elle comme un aimant. La jeunesse, la beauté et la richesse donnent à certains êtres privilégiés un ascendant irrésistible sur les natures simples et douces.

Manoela, qui ne voulait point être vue des habitans de Santa-Cruz, conduisit les deux dames vers une petite plage éloignée de la ville de quelques centaines de pas. Le capitaine, qui regagnait la terre dans son canot, laissant le navire louvoyer au large sous la conduite du pilote, vint aborder au même lieu.