Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/79

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lisette ; il lui devait de lui donner à ses côtés dans l’histoire littéraire la place qu’elle occupa dans la vie réelle. Une affection qui dure depuis l’âge de dix-neuf ans jusqu’à l’âge de soixante-quinze joue d’ailleurs un trop grand rôle dans la vie morale, dans la vie du cœur et l’éducation du caractère, pour qu’on la passe sous silence. Mlle Judith Frère fut évidemment le personnage central de l’histoire de Béranger. Jeune, inconnu, nécessiteux, elle l’a encouragé, soutenu, conseillé ; célèbre, elle l’a aidé à passer les monotones années de la vieillesse. Or sur cette personne si importante dans la vie de Béranger, que contient la Biographie ? Béranger vient de jeter à la poste pour Lucien Bonaparte la fameuse lettre qui lui valut de sortir de la misère et de renouveler ces trois mauvaises chemises qu’une main amie se fatiguait à raccommoder. « Deux jours passés sans réponse, un soir la meilleure amie que j’aie eue, la bonne Judith, avec qui je finis mes jours, s’amuse à me tirer les cartes et me prédit une lettre qui doit me combler de joie. Malgré mon peu de foi dans la science de Mlle Lenormand, j’éprouve à cette prédiction un commencement de la joie que Judith m’annonce : la pauvreté est superstitieuse. ». Trois lignes sur cette amie de soixante ans, sur cette personne qui apparaissait à ceux qui l’ont connue dans sa vieillesse — imposante, sensée, pleine de dignité naturelle, est-ce bien une récompense suffisante pour tant de dévouement ? Et qu’on ne vienne pas parler de réserve et de convenance, et citer mal à propos les indiscrétions de Jean-Jacques Rousseau et de Chateaubriand. Les raisons qui auraient dû forcer au silence ces deux hommes illustres n’existaient pas pour Béranger ; au lieu d’avoir des raisons de se taire, il avait des raisons de parler. Qu’a-t-il gagné d’ailleurs à cette discrétion mal entendue ? Sa plume, si vive, si habile à faire ressortir les détails, aurait pu nous donner de cette amie un portrait original qui aurait dignement tenu sa place dans la longue galerie des amies des poètes ; il ne l’a pas fait : M. Savinien Lapointe s’en est chargé à sa place ; la belle avance !

Ainsi donc dans sa Biographie Béranger a trouvé moyen de ne parler ni de sa jeunesse, ni de sa vieillesse, ni de son âge mûr, ni de son rôle public, ni de sa vie privée. Est-ce habileté, timidité ou réserve ? Je ne sais ; mais si l’indiscrétion est un défaut, la discrétion poussée à ce degré est une vertu si négative, que nous ne voudrions la souhaiter à personne. Béranger, dira-t-on, avait horreur du scandale. Vraiment, il avait attendu bien tard pour avoir de telles craintes. L’horreur du scandale est un sentiment fort respectable, et qu’on ne doit pas réserver seulement pour sa vieillesse. Béranger est décidément trop parfait ; on lui souhaiterait presque quelque défaut bien accentué. Que de sagesse, bon Dieu, que de modestie,