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sortaient du liman et mouillaient dans la Mer-Noire. La surface enlevée était de 270,000 mètres carrés…

Les autres bâtimens de la division, emprisonnés et ne pouvant mener à bien une opération semblable, durent attendre qu’une débâcle se chargeât de les délivrer. Ils n’attendirent pas longtemps. Le 28 janvier, vers dix heures du soir, la glace fit entendre de longs craquemens ; des secousses répétées avertirent les commandans qu’il fallait au plus vite prendre toutes les mesures de prudence, non pour résister, cela était impossible, mais au moins pour conjurer les dangers. Comme la nuit était des plus noires, on arbora des feux dans les mâtures pour que chacun pût se rendre compte de la position de son voisin. La nuit entière s’écoula pour les équipages dans une grande anxiété et sans un moment de repos. La débâcle agissait lentement et avec cette force prodigieuse dont j’ai déjà parlé. Le jour nous trouva tout inquiets, tout agités, impatiens de connaître les phases et les résultats de ce tremblement de mer. Par un bonheur providentiel, pas un seul de nos bâtimens n’eut une avarie grave à signaler. Traînant, comme l’avait fait la Dévastation, leurs ancres sur le fond, ils reculèrent ensemble sous la même impulsion, conservant entre eux une distance qui les préservait de tout abordage. Après avoir supporté tant bien que mal le frottement des glaçons qui se pressaient sur leurs flancs et les déchiraient, tous reprirent leur mouillage dans la Mer-Noire sans autre incident remarquable.

Simple spectatrice d’abord de ce tableau mouvant, admirable comme toutes les œuvres dont la grandeur dépasse les calculs de notre imagination, l’armée de terre eut enfin sa part de vicissitudes. Le fort de la pointe se trouva lentement envahi ; l’infanterie de marine dut l’évacuer à la hâte pour ne pas être engloutie. Les glaçons, refoulés par le courant, s’amoncelèrent sur le rivage, montant les uns au-dessus des autres. Pendant plus de quatre heures, ce travail se continua, et nous vîmes ainsi un monument gigantesque s’élever doucement, sans autre bruit qu’un léger frémissement, et offrir sa cime étincelante aux rayons encore pâles du soleil, tandis que d’autres dunes de glaces se formaient à droite et à gauche[1].

En relisant les dates inscrites sur mon journal, il en est une qui me frappe plus particulièrement, et à laquelle je m’arrête : c’est celle du 4 février 1856. Puissent les réflexions qu’elle me suggère tomber un jour sous les yeux de qui de droit, et être acceptées comme un gage de reconnaissant souvenir ! Le 4 février, M. de

  1. Le tableau de cette débâcle a été très habilement dessiné par le commandant de la station, M. le capitaine de vaisseau Paris, qui a réuni dans un curieux album publié par l’éditeur Arthus Bertrand, plusieurs vues de Kinbum.