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de la baie, étreignirent les bâtimens, et s’étendirent enfin sur les eaux à perte de vue. Le thermomètre marquait alors 15 degrés au-dessous de zéro. Ce ne fut qu’avec la plus grande prudence que les marins de la division se risquèrent sur cette immense nappe blanche. Moi-même, quand j’y posai les pieds, je m’arrêtai au premier pas ; je voulais avancer, mes jambes s’y refusaient ; mon esprit se préoccupait sans cesse de l’idée que ces faibles glaces, étroitement liées entre elles, étaient venues séparément, et qu’une seconde suffirait pour les désunir sous mes pieds. Je songeais que je marchais sur une tombe qui pouvait s’ouvrir et se refermer sur moi. Je fis comme les autres pourtant, je m’enhardis, et pendant plusieurs jours j’allai d’un bâtiment à l’autre, et même jusqu’à terre.

Dans la nuit du 11 au 12 décembre, la température s’étant subitement radoucie, une débâcle imprévue vint troubler le sommeil de la division. Les glaces, en se rompant sous les efforts du courant, faisaient un bruit vague, indéfini, comparable au mugissement lointain de la mer sur une plage inégale. Elles venaient se briser sur les chaînes de mouillage, et de là, rencontrant une résistance sur l’avant de chaque bâtiment, particulièrement sur celui des batteries flottantes, elles formaient une effrayante montagne, qui, poussée par la base, montait lentement jusqu’à la hauteur des bastingages, et dont la crête retombait pour se reformer aussitôt.

L’avant de la Dévastation, après avoir vu cet amas de glaçons disparaître et se renouveler plusieurs fois, se trouva enfin pressé par une masse si considérable, que l’ancre déchira le fond. Alors commença une retraite lente, presque insensible, mais que la pesanteur d’une ancre de vaisseau traînante rendait dure et saccadée comme le cahot fatigant d’une voiture mal suspendue[1]. Chose incroyable, cette pression effrayante ne parvenait à imprimer au bâtiment que de violentes trépidations. Cette retraite dura plusieurs heures. Nous avions parcouru ainsi un espace de 1,600 mètres, et, comme si la Dévastation en avait donné le signal, la flottille tout entière recula devant l’irrésistible élan de la débâcle.

La Lave, ne pouvant, à notre exemple, traîner son ancre de vaisseau, trop solidement mouillée, rompit sa chaîne. Qu’on se figure ces énormes maillons cédant tout à coup à une tension extraordinaire, et l’on aura une idée du frottement qui dut se produire dans ses écubiers. Il en jaillit des milliers d’étincelles qui projetèrent une lueur ardente comme celle d’un brasier qui s’écroule. Ne pouvant espérer rester dans le liman, parce que les ancres qu’elle possédait étaient trop faibles, elle chauffa, puis, aidée par les glaces qui activaient

  1. En prévision d’un hiver rigoureux, l’amiral Bruat avait fait embarquer une ancre de vaisseau sur chacune des batteries flottantes.