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Le général russe Kokonovich vient d’accepter cependant la sommation qu’on lui a faite de capituler. La garnison sort de la place avec les honneurs de la guerre ; elle défile sur les glacis, où elle dépose ses armes, emportant avec un pieux respect tous les ornemens religieux. Le commandant russe est reçu par les généraux Bazaine et Spencer, qui se sont avancés avec leurs troupes jusqu’en dehors du village incendié. La valeureuse défense des forts de Kinburn fait le plus grand honneur au courage héroïque des vaincus. L’ennemi n’a en effet consenti à se rendre que lorsque les pièces, démontées de leur affût, n’ont plus permis de brûler une seule amorce, et parce qu’il ne pouvait songer à soutenir avec avantage un assaut contre des troupes de beaucoup supérieures en nombre, auxquelles d’ailleurs de larges brèches offraient un chemin facile pour parvenir aux remparts. Ces brèches, c’est le feu des batteries flottantes qui les a ouvertes[1]. Évidemment les fortifications les mieux assises ont tout à redouter de pareils engins. L’amiral Lyons, visitant plus tard la Dévastation, resta saisi d’étonnement, et ne put s’empêcher de s’écrier : « Non, non, plus de vaisseaux ! » Le résultat obtenu a dépassé l’attente de l’amiral Bruat lui-même, plus familier avec la nouvelle invention dont l’empereur Napoléon III a doté la stratégie maritime. Dans son rapport, où il rend hommage à l’habileté de MM. les commandans de Montaignac de Chauvance, de Cornulier Lucinière et Dupré, il s’exprime ainsi : « J’attribue ce prompt succès en premier lieu à l’investissement complet de la place par terre et par mer, en second lieu au feu des batteries flottantes, qui avaient déjà ouvert dans les remparts plusieurs brèches praticables, et dont le tir, dirigé avec une remarquable précision, eût suffi pour renverser de plus solides murailles. On peut tout attendre de l’emploi de ces formidables machines de guerre, quand elles seront conduites au feu par des officiers aussi distingués que ceux auxquels l’empereur avait confié le commandement de la Dévastation, de la Lave et de la Tonnante. »

  1. Deux extraits de journaux anglais, que nous traduisons presque littéralement, donneront une idée de l’impression produite parmi nos voisins par l’affaire de Kinburn. « Les batteries flottantes, lisons-nous dans le Galignani’s Messenger du 8 novembre 1855, ouvrirent leur feu avec un magnifique fracas, et une de ces batteries en particulier se distingua tout le temps par la régularité, la précision, la force de son feu. L’ennemi répondit avec vigueur, et les batteries doivent avoir été soumises à une sévère épreuve, car l’eau était éclaboussée en forme de colonne par les boulets pleuvant autour d’elles. » De son côté, le Morning Post s’exprimait ainsi au sujet des batteries flottantes : « Ces batteries, qui, enfermées dans une impénétrable enceinte de fer, bravant les canons du plus fort calibre, peuvent s’approcher des forts de l’ennemi et porter partout la destruction et l’épouvante, sont le type véritable des ressources et de la puissance de nations comme l’Angleterre et la France, ainsi que des solides élémens de leur richesse et de l’inébranlable fermeté de leur résolution. »