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en distance comme des fantômes gigantesques, lèvent au ciel leurs maigres bras, et semblent, dans leurs poses étranges, faire des signes de détresse, des gestes de désespoir. Notre départ de Kamiesh est déjà connu de l’ennemi : quoique moins prompts que l’électricité, les télégraphes russes auront parlé assez tôt pour que la garnison d’Odessa passe la nuit du 7 au 8 octobre l’arme au bras au milieu d’une population livrée aux plus cruelles angoisses.

La Dévastation, traînée par son puissant remorqueur, avance sans se presser. L’équipage fait connaissance avec le détachement du 3e régiment d’infanterie de marine, embarqué le matin même et placé sous les ordres d’un jeune lieutenant, M. Aubein. Ceux des officiers de l’état-major qu’aucun service ne retient sur le pont vont se coucher, espérant se réveiller le lendemain devant le port de commerce le plus riche de la Russie dans la Mer-Noire. La nuit s’écoule très belle, rafraîchie par le souffle d’une faible brise de sud-ouest ; mais au lever du jour le vent s’élève avec plus de force, et lorsque nous arrivons en vue d’Odessa, il souffle violemment. Nous mouillons devant ce port vers trois heures de l’après-midi, rejoints peu de temps après par l’escadre anglaise.

L’inquiétude était grande à Odessa. La présence des flottes y causait une frayeur telle que, d’après une correspondance russe publiée à cette époque, « le désarroi était devenu général malgré les airs d’assurance qu’affectaient de prendre publiquement les commandans et les officiers de la garnison ; — femmes, vieillards et enfans se sauvèrent éplorés, se rappelant avec terreur le premier bombardement. » De la rade même, on pouvait se faire une idée de l’extrême agitation qui régnait dans la ville : les artilleurs couraient à leurs pièces sur le rivage ; — on amenait de l’artillerie de campagne toute prête à se porter sur les points où un débarquement était à craindre ; — on faisait rougir des boulets ; — des troupes défilaient à chaque instant sur les hauteurs. Qu’eût pu faire Odessa cependant une fois à la portée de nos pièces ? — La garnison se serait battue avec courage comme les Russes savent se battre ; mais elle n’eût pu empêcher notre artillerie de réduire la ville en cendres, de tuer pour toujours, en quelques heures, son commerce, si prospère, si florissant avant la guerre, et cela en dépit des six obusiers élevés par les ingénieurs devant le palais Voronzof, — malgré les deux batteries garnies, l’une de trente-six pièces, l’autre de douze, qui dominaient la rade et défendaient l’entrée du port. La population commerçante le comprit bien, et, cédant à ses sollicitations, le corps consulaire adressa aux amiraux Bruat et Lyons cette note rédigée à la hâte : « La présence des flottes alliées sur la rade d’Odessa fait craindre un bombardement. Les soussignés, consuls-généraux et consuls à Odessa,