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français l’impression inévitable d’un tableau d’intérieur de cuisine sur une ménagère enchantée de reconnaître tous les ustensiles dont elle se sert chaque jour, M. Gounod a été habile et spirituel. Il y a dans l’accompagnement de jolis détails d’instrumentation, et ces couplets, que le public a voulu réentendre, sont bien supérieurs au trio entre Sganarelle, Valère et Lucas. Cela manque de rondeur, et surtout de gaieté. Il y a trop d’esprit dans l’accompagnement, et M. Gounod ne trouvera pas mauvais que nous préférions celui de Molière. Le premier acte finit par un double chœur d’hommes et de femmes dont la fusion ne manque pas de vigueur.

La romance pour voix de ténor que chante Léandre au second acte est insignifiante comme mélodie ; mais l’accompagnement en est heureux, et rappelle celui de la romance de Don Juan, — Deh ! vieni alla finestra. — Après de jolis couplets chantés par Jacqueline, la nourrice, arrive la grande scène de la consultation, qui amène un sextuor où l’on remarque des parties estimables, mais dont l’ensemble est à peu près manqué. C’est dans une scène semblable qu’il aurait fallu un de ces morceaux de maître comme le sextuor de Don Juan, le quintette du second acte du Barbier, la scène de la vente dans la Dame Blanche, ou, mieux encore, comme le finale de la Gazza ladra ou celui des Nozze di Figaro ! Il fallait absolument encadrer tous ces détails du génie incomparable du grand comique dans une forme musicale ample et souple où l’auditeur pût trouver la traduction idéale de l’esprit et des saillies de caractère que la musique est impuissante à rendre. On ne peut louer dans ce sextuor mal bâti que la strette de la conclusion. Nous en dirons à peu près autant de la scène de bergerie qui termine le second acte, et qui ne produit aucun effet. L’acte suivant commence par un joli chœur de voix d’hommes, — Salut à monsieur le docteur, — dont la phrase est à la fois musicale et parfaitement en situation ; puis vient un duo entre Sganarelle et Jacqueline, qui est, à notre avis, le meilleur morceau de la partition, parce que le musicien, en profitant de la situation tracée par le poète, a substitué son inspiration à l’esprit du texte original, et l’a fait oublier. Tel n’est pas le mérite du quintette qui suit, et qui rappelle un grand nombre de détails déjà entendus dans le courant de l’ouvrage.

Il est évident qu’il y a de grandes qualités de facture dans la partition que nous venons d’analyser, mais on n’y trouve pas ce qui était absolument nécessaire pour que la tentative de M. Gounod eût un plein succès : de l’originalité, et surtout de la gaieté. M. Gounod est un compositeur d’un rare mérite, qui n’a pu vaincre, par l’inspiration de sa muse, le redoutable génie contre lequel il s’est imprudemment mesuré. Il y a beaucoup de finesse et infiniment d’esprit dans le travail ingénieux du compositeur ; néanmoins mais on se prend souvent à regretter qu’il vienne interrompre le simple discours de l’auteur original. Or c’est là un signe que la victoire du musicien n’est pas complète. Quoi qu’il en soit du succès du Médecin malgré lui et de l’avenir qui attend M. Gounod, nous sommes forcé de dire qu’il n’est pas encore complètement sorti de la pénombre qui voile depuis dix ans sa jeune renommée. L’ouvrage est monté avec soin au Théâtre-Lyrique. Les chœurs sont excellens. M. Meillet se fait applaudir dans le rôle de Sganarelle, ainsi que Mlle Girard dans celui de Jacqueline.