Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/715

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Puisque cette question du réalisme en littérature me permet de passer en revue le théâtre de M. Dumas fils, je hasarderai encore une dernière observation. Nous avons vu qu’il est des cas où le système d’exactitude littérale est nécessaire, qu’il en est d’autres au contraire où il devient faux et inapplicable, — enfin que tous les genres littéraires ne l’acceptent pas également. Élevons un peu la question, et voyons comment et dans quelle mesure l’artiste doit, en règle générale, tenir compte de la réalité. Dans le monde physique, la réalité nous offre des choses complètes et auxquelles l’artiste ne peut rien ajouter, s’il prend chacune de ces choses isolément. L’artiste ne peut rien ajouter à un arbre, à un animal, à un rayon de lumière, et cependant, malgré la précision plastique qui distingue ces divers objets pris individuellement, il en modifie la physionomie selon la manière dont il les groupe. Sans rien changer aux détails de la nature, il en métamorphose l’ensemble. Bon gré, mal gré, il réagit sur la nature. Si cette réaction a lieu en face d’objets très précis, très complets en eux-mêmes, qui n’ont pas besoin qu’on ajoute à leur beauté, et qui sembleraient devoir opposer à l’imagination une résistance invincible, que sera-ce lorsque l’artiste se trouvera en face de la nature morale, où tout est fluide, où tout change et se modifie incessamment ? La nature morale de l’homme n’offre rien de complet, et ne saurait lutter, sous le rapport de la précision, avec les objets les plus inertes de la création. Un caillou est infiniment plus complet que le caractère humain le mieux accentué. Qu’est-ce que la réalité de la vie humaine peut donc fournir à l’artiste et au poète, puisque notre nature morale n’a rien d’immuable et d’achevé ? Eh ! mon Dieu, tout simplement des indications. Ce que nous admirons surtout dans les hommes que nous rencontrons, ce n’est pas le caractère qu’ils nous présentent, mais celui qu’ils nous laissent soupçonner. Ce serait employer souvent une mauvaise méthode que de juger les hommes d’après ce qu’ils ont fait ou ce qu’ils ont dit ; quelques grandes actions qu’ils aient accomplies, quelques belles paroles qu’ils aient prononcées, actions et paroles sont fort peu de chose. Ce qui constitue la véritable grandeur de l’homme, c’est cette force latente et reposée que nous sentons en lui, force qui ne trouvera peut-être jamais son emploi ; en un mot, ce que nous admirons, ce n’est pas l’homme réel, c’est l’homme possible. Si vous rencontrez un homme qui ne vous laisse pas soupçonner un autre homme plus grand, détournez-vous, il n’est pas digne d’attention. La réalité n’est donc jamais qu’un symbole, moins que cela, un signe fait pour nous suggérer l’idée d’une nature morale plus élevée. C’est l’affaire de l’artiste de rêver à la vue de ce signe, et de chercher à découvrir l’ange ou le démon caché sous le masque humain. Quant à l’artiste qui se contente