Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/712

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

situations du cœur humain. Il est assez difficile, je le sais, de déterminer les occasions où un artiste doit rester ou non fidèle à la réalité ; mais tout artiste véritable sentira d’instinct, sans le secours de grands raisonnemens, quelles scènes et quels caractères exigent une fidélité littérale, quelles scènes et quels caractères exigent qu’on s’écarte de la réalité. J’essaierai cependant de me faire comprendre. Si vous avez entrepris de me raconter des petitesses, des vulgarités, des passions mesquines ; si vous voulez me décrire la laideur, la misère, le vice dégradant et sordide, soyez réaliste à votre aise : c’est votre droit, et j’ajouterai votre devoir, car si dans de tels sujets vous vous écartez de la réalité, vous mettez le pied dans le domaine du mensonge, du faux et de l’artificiel. Le mal, la vulgarité et la bêtise, voilà les choses qui demandent à être transcrites exactement. Les chaudrons et les poêles à frire des ménagères, les humbles intérieurs, les infortunes d’un petit rentier, les soucis mesquins d’un employé, les souffrances grossières des pauvres diables, sont les sujets où votre système pourra et devra être appliqué. Soyez minutieux et descriptif tant qu’il vous plaira, vous serez intéressant, car vous ne cesserez pas d’être vrai ; mais si votre dessein est de me montrer quelque grand sentiment de l’âme humaine, ou même seulement quelque situation morale intéressante, renoncez à votre système ; il ne vaut plus rien. Hélas ! la vulgarité, voilà la condition humaine ordinaire ; mais dès que nous avons un bon sentiment, une émotion élevée, ou seulement une velléité d’enthousiasme et de désintéressement, nous dépassons notre nature ordinaire, et nous sortons en quelque sorte de la réalité. Et c’est en vain que vous essaierez de me traduire cette émotion ou ce sentiment par un calque fidèle de son expression extérieure. Telle est l’infériorité de notre âme que son langage reste toujours au-dessous de l’émotion qu’elle éprouve, et que c’est à peine si les paroles qui nous échappent dans nos rares momens de surexcitation morale sont un peu moins banales que celles que nous prononçons chaque jour, à toute heure, dans les conversations les plus insignifiantes. L’erreur dans laquelle sont tombés nos plus illustres dramaturges contemporains, M. Dumas père par exemple, est précisément d’avoir voulu copier le langage de la passion, du désespoir, de la colère, dans toute son exactitude, et tel qu’il tombe des lèvres humaines, ils ont cru qu’ils seraient plus près de la vérité en faisant abus des interjections, des phrases entrecoupées, des mots elliptiques ; leur tentative n’a eu qu’un jour. Ils ont reproduit les cris physiques de l’âme animale, mais ils n’ont pas atteint la poésie des sentimens qu’ils voulaient rendre. Ils ont troublé, épouvanté même, ils n’ont jamais ému. Une situation élevée de l’âme, une émotion noble demandent donc non pas à être matériellement reproduites, mais à être moralement comprises ;