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misérable question de réalisme, personne ne veuille dire le véritable mot. Essayons donc, puisque M. Dumas nous en fournit l’occasion.

Et d’abord j’observerai que ce système de reproduction exacte de la réalité n’est pas également applicable à tous les genres littéraires. Excellent quelquefois dans le roman, qui vit surtout d’analyse, il est détestable au théâtre, qui vit surtout d’action et de passion. Dans le roman, l’auteur peut s’arrêter, expliquer, commenter, il peut entasser les détails, multiplier les incidens ; mais au théâtre les caractères et les sentimens doivent s’expliquer d’eux-mêmes et réclament une franchise, une simplicité que la très confuse et très complexe réalité ne pourra jamais leur donner. Quand le personnage entre en scène, nous devons comprendre, dès les premiers mots qu’il prononce, et son passé et sa situation présente, afin d’être tout entiers au drame qui va se dérouler devant nous. Si l’auteur a besoin de multiplier les conversations, les confidences, les monologues, pour nous expliquer son personnage, il n’a pas fait un drame, il a fait un roman dialogué. Pour mieux exprimer ma pensée sur la différence qui sépare le drame du roman, j’emploierai une comparaison grossière et tout à fait réaliste. Il y a entre un drame et un roman la même différence qu’entre un acte criminel et l’instruction circonstanciée de ce même crime par un magistrat. L’action du crime, la passion momentanée qui l’a fait commettre, voilà le drame ; l’explication des causes, l’énumération des circonstances qui ont amené l’accomplissement du crime, voilà le roman. La reproduction exacte de la réalité n’est donc pas possible au théâtre, car la réalité est de sa nature confuse ; elle abonde en faits, en détails, en contradictions qu’il faut reproduire sous peine de la transformer. Si vous retranchez un seul de ces détails, votre œuvre devient immédiatement inexacte, incompréhensible et invraisemblable. M. Dumas fils a certainement senti plus d’une fois cet inconvénient. Qu’il relise sa Question d’argent le plus médiocre de ses drames, et il comprendra que s’il a échoué, c’est pour avoir voulu à la fois être fidèle à la réalité et élaguer les faits qui gênaient la marche de son drame. Non, le théâtre ne peut s’accommoder de la réalité, car il a besoin pour exister d’une plus grande unité que tous les autres genres littéraires ; quelques caractères, une passion dominante, une situation unique lui suffisent. Je sais qu’on pourrait me citer quelques exceptions illustres, l’exemple de Shakspeare, qui ne craint pas l’abondance des détails, et qui s’est servi au théâtre du procédé de l’analyse ; mais je ne conseille à personne d’invoquer cet exemple.

Si le système de la reproduction exacte de la réalité ne s’applique pas également à tous les genres littéraires, il ne peut s’appliquer davantage à toutes les conditions de la vie humaine et à toutes les