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poétique et sereine. Le métier a fait place à l’art. J’ai admiré dans M. Decamps l’ouvrier prodigieux, qu’on me permette de ne pas disputer la louange au créateur de ces belles œuvres.

L’influence de M. Decamps sur les peintres de notre temps a été immense. Je ne parle pas seulement d’Adrien Guignet, dont la destinée malheureuse est connue. Ce jeune artiste est mort presque dans la misère au moment où des jours meilleurs commençaient pour lui. La plupart de ses tableaux sont des imitations textuelles de ceux du maître et ne dénotent pas d’originalité. Ses derniers ouvrages lui appartiennent davantage, et il se peut qu’un travail obstiné eût dégagé ce qu’il y avait de personnel en lui. Je ne m’arrêterai pas non plus à Marilhat, qui n’a fait que développer, en suivant de près les traces de M. Decamps, quelques-unes des données gracieuses de la nature orientale. Si la finesse, l’élégance, la pureté du dessin, le charme d’une couleur délicate et brillante pouvaient tenir lieu d’originalité, Marilhat serait un grand peintre. Plus parfaits à bien des égards, plus irréprochables dans leur petite mesure que ceux du maître, ses ouvrages manquent de portée. Mais l’influence directe de M. Decamps s’est également fait sentir, utilement pour quelques-uns, d’une manière trop absolue et tyrannique pour d’autres, sur presque tous nos paysagistes, nos peintres de marine ou de genre. Je ne vois guère parmi eux que M. Corot et M. Troyon qui aient gardé leur originalité parfaitement intacte. La tyrannie de l’exemple est un des dangereux privilèges des natures entières et convaincues : elles subjuguent les faibles et les entraînent au lieu de les développer et de les pousser dans leur propre voie.

Certains génies nets, vifs, profonds, voient d’emblée leur but, le poursuivent sans hésitation, l’atteignent sans fatigue et sans effort. Chez eux, une organisation docile prête des formes exquises à des idées justes ou poétiques. L’imagination, le savoir, la raison, s’unissent dans un seul homme. Nés dans un siècle propice, au milieu de générations éclairées, sympathiques, tout leur vient en aide. Leurs pensées sont celles de la foule, leur langue est comprise de chacun. Chacun reconnaît dans les chefs-d’œuvre du génie l’expression forte, parfaite, absolue de ce qu’il sentait vaguement, la forme réelle, palpable, vivante, de ses obscures aspirations. Tels furent dans l’antiquité Phidias, et, dans un temps plus rapproché de nous, Corrège ou Raphaël ; mais dans les époques de transition comme la nôtre rien de ce qui l’entoure n’aide le poète, et tout au contraire lui fait obstacle : la confusion des idées, l’ignorance ou l’hostilité d’une partie du public, la passion des intérêts matériels, l’oubli ou le mépris du passé, l’indifférence pour l’avenir, les convictions traitées de chimères… Que vient faire le poète dans ce désordre, et comment se