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tout son talent, enfin à ses tableaux de caractère et de style, on ne manquera ni à la logique ni à la vérité.

Les nombreux ouvrages de M. Decamps où l’architecture domine paraissent être avant tout d’ingénieux prétextes pour montrer les ressources d’une palette magique, qui parvient à saisir, à fixer, par des prodiges d’habileté, les modifications les plus délicates de la lumière. Ce mot d’architecture ne doit d’ailleurs pas être pris dans son sens ordinaire. L’architecture n’est pas là pour sa beauté comme dans les vues de Canaletto, elle n’y est pas pour servir de théâtre à l’action, comme c’est le cas dans les peintures décoratives de l’école vénitienne, et en particulier dans celles de Paul Véronèse. C’est la muraille, vieille, rapiécée de toutes parts, marbrée de toutes les couleurs, percée d’ouvertures inégales, projetant son ombre mystérieuse sur les portions du tableau éclairées par une lumière ardente. L’ombre portée, héritage des peintres espagnols, pierre angulaire de la doctrine de M. Decamps, joue là tout son rôle. L’harmonie n’est pas détruite par les contrastes les plus violens ; l’œil passe presque sans transition, et sans être blessé, de la lumière la plus éclatante à des ombres intenses, transparentes et profondes. Les figures se détachent dans les demi-teintes par des tours de force de science et d’adresse. Ici le sujet importe peu à M. Decamps : une rue de village en Italie, une cour de ferme en France, un porche d’église avec une mendiante, quelques animaux sur un fumier, un intérieur de boutique à Smyrne ou à Beyrouth, tout lui sert à poursuivre cette lumière, ce protée, dans ses infinies modifications. Le Boucher turc, qu’on a revu à l’exposition universelle de 1855, peut servir à caractériser cette peinture, dont l’exécution fait le principal mérite. La maison se détache sur le bleu intense et entier du ciel ; le devant de l’échoppe fait saillie et reçoit en plein une lumière blanche qui éblouit et fascine : un chien est couché près de débris sordides et d’une flaque rougeâtre ; une chèvre attachée à la porte attend son sort. Quelques pièces de viande humides de sang sont suspendues à l’étal. On aperçoit au fond de la boutique le boucher bras nus, appuyé au mur et fumant sa longue pipe. Ce tableau mit aux prises les enthousiastes de M. Decamps et ses détracteurs. Ses éminentes qualités s’y montrent aussi bien que ses exagérations et ses défauts. Cette merveilleuse lumière des pays levantins qu’on boit par les yeux comme un fluide enivrant et subtil est là dans toute sa splendeur ; mais le sujet est repoussant, les ombres sont lourdes et noires, l’air circule à peine. On se sent écrasé, oppressé, mal à l’aise. Le but est évidemment dépassé. La nature de M. Decamps est double. Il est poète, créateur comme personne ; il sent avec force et avec netteté, mais il met dans l’exécution de beaucoup de ses ouvrages