Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/617

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’où s’échappait une légère fumée, car la mèche brûlait, et, tirant à lui une chemise mouillée, — la chemise de son capitaine, — il s’en sert pour couvrir avec soin le projectile. Un sourire sardonique à l’adresse de ses compagnons d’armes arquait déjà les lèvres du courageux chasseur, il est interrompu par une épouvantable explosion : la bombe venait d’éclater ! Le brave soldat n’avait pas été atteint par le fer ; mais en revanche il était complètement couvert de boue. Chacun aussitôt de faire des plaisanteries sur la chemise du capitaine. On demande au chasseur, devenu presque méconnaissable, s’il prendra un brevet pour exploiter l’idée ingénieuse de son séchoir. Au camp, son histoire court de compagnie en compagnie, et chacun vient lui faire sa visite de condoléance. Le pauvre blanchisseur resta honni et bafoué faute d’avoir éteint la bombe. S’il avait réussi, on le portait en triomphe. À quoi tient la gloire humaine ?

Une nouvelle batterie flottante vient cependant augmenter notre flottille. La Tonnante est en vue. Le fort Constantin charge ses pièces ; elle aura sans doute comme nous son salut d’honneur…, non, elle est entrée sans que l’ennemi ait paru s’occuper d’elle. N’importe, trois batteries flottantes françaises sont réunies à Streleska. Les autres, — il y en avait cinq, — ne sont pas encore prêtes à prendre la mer, et il est à croire qu’elles ne viendront pas. Mais les batteries anglaises, que font-elles ? car l’Angleterre, adoptant les plans de l’empereur Napoléon III, a aussi mis cinq de ces bâtimens en chantier. Elles partent au moment où nous arrivons, et elles arriveront à Kamiesh quand nous n’y serons plus…

J’avais mis à profit les trois jours qui s’étaient écoulés depuis le mouillage de la Dévastation pour visiter les environs de la baie dans un cercle de quelques centaines de mètres. J’eus l’occasion de rencontrer dans mes promenades un lieutenant d’infanterie que j’avais connu à Tours. Après une cordiale embrassade, nous causâmes. Prisonnier des Russes à la suite d’un engagement où il demeura sur le terrain, grièvement blessé, mon lieutenant venait de passer trois mois à Odessa. Cette captivité devait être naturellement le premier sujet de notre entretien : elle fut, m’assura-t-il, adoucie par toutes les prévenances imaginables. Complètement rétabli de sa blessure, il était resté libre sur parole de parcourir la ville jusqu’aux fortifications exclusivement, défense que la France se garderait bien de faire à ses prisonniers : je n’en veux pour preuve que la liberté qu’elle laissa au général Bodisco, gouverneur de Bomarsund, de choisir lui-même le lieu de sa résidence. La France est assez puissante pour n’avoir point à craindre les regards observateurs d’un officier étranger. De tous côtés, le lieutenant prisonnier reçut les invitations les plus franches, les plus cordiales, de la part de la garnison russe ; les salons