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en défaut la prévoyance des marins les plus expérimentés.

Une vapeur bleue, qui paraissait sortir de l’eau, se dessina faiblement devant nous ; elle prit peu à peu plus de consistance, rompant sur deux points différens la ligne grisâtre de l’horizon ; elle revêtit ensuite le ton et les formes bizarres d’un nuage chassé par le vent, pour prendre enfin son aspect véritable. Nous étions le long des côtes du Portugal. L’atmosphère tiède et lourde nous annonçait que dans peu d’heures nous aurions sur nos têtes le beau ciel de l’Andalousie. Le 18 août, nous passions devant le cap Saint-Vincent. Quarante lieues nous séparaient encore de notre premier point de relâche. La Dévastation longeait la terre de si près, que l’œil pouvait distinguer les majestueuses découpures des hautes falaises de l’Espagne. Tantôt j’apercevais sur des plateaux élevés quelques habitations coquettes, entourées de massifs d’arbres dont la riante verdure contrastait avec la couleur sombre des rochers ; tantôt un couvent de moines dessinait sur le ciel éclatant ses ogives blanches et sa croix de pierre. Ce fut en côtoyant cet agréable panorama que nous arrivâmes dans la vaste rade de Cadix le 19 août, à cinq heures du soir.

L’Espagne et Cadix ! on ne prononce pas ces deux noms sans évoquer mille rêves et mille souvenirs. J’avais commencé par songer aux Phéniciens et aux Carthaginois qui fondèrent Cadix, aux Romains qui la prirent, aux Anglais qui la pillèrent, aux Français qui la bloquèrent sous les ordres du duc d’Angoulême, pendant qu’un roi d’Espagne s’était retiré dans ses murs. Puis, la fantaisie se jetant au travers de l’histoire, les refrains de romance, les Andalouses, les hidalgos et les toréadors, me plongèrent dans une rêverie dont je ne fus tiré qu’au moment où la Dévastation jetait l’ancre à peu de distance de la terre.

Notre bâtiment était à peine mouillé depuis quelques heures en vue de Cadix, qu’un essaim d’embarcations chargées à couler bas bourdonna autour de nous. Quelques curieux montèrent à bord. Ils se demandaient avec une surprise peu flatteuse pour nous comment un bâtiment aussi disgracieux osait arborer les couleurs françaises. Ils regardaient étonnés nos canons, dont le plus léger pesait au-delà de 4,500 kilogrammes. Les dames touchèrent de leurs doigts mignons les plaques du blindage comme pour en vérifier la solidité. De tous côtés se croisaient les exclamations, les interrogations, et, pour mettre fin à ce bruyant concert, il fallut toute l’intempérante ardeur du soleil d’Espagne à son midi. Sous le ciel de l’Andalousie, on fuit le soleil à peu près comme en France on se disperse devant la pluie.

Ce fut au moment où chacun se retirait que nos officiers sortirent