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masses élèvent vers lui leurs cœurs reconnaissans. Il n’est donc pas étonnant que le culte de Vichnou, représenté sous la forme de Krichna, soit devenu particulièrement cher aux classes inférieures. D’ailleurs, dans la vie légendaire du héros divin, refaite après coup et pour l’édification des sectaires, tout contribue à lui donner le caractère de divinité protectrice du peuple, de patron des cultivateurs et des bergers, et sa morale, qui ne pèche point par excès d’austérité, devait lui assurer les sympathies de la jeunesse.

Descendant de la race antique de Yadou et neveu du roi Kans, qui régnait à Mathura[1], Krichna fut élevé dans la forêt de Vrindavan[2]. Sa mère l’y avait conduit pour le soustraire aux persécutions du roi Kans, qui voulait le faire périr, une voix prophétique ayant annoncé au tyran que l’un des fils de sa sœur devait le détrôner. La légende ajoute que Kans s’opposait de toutes ses forces au culte de Vichnou ; ces simples paroles nous font voir les brahmanes de Mathura conspirant déjà contre le roi impie, et inspirant au jeune Krichna les sentimens de haine et de défiance dont ils sont animés. Autour du berceau de l’enfant prédestiné s’accomplissent toute sorte de miracles. De sa petite main, déjà puissante, il terrasse et écrase les ogres et les malins esprits acharnés à sa perte. Le maître de la création se révèle en lui ; il commande aux élémens, et pourtant la tradition, qui le marque du sceau de la divinité, lui conserve la physionomie naïve et mutine qui convient à l’enfance. Krichna n’est point un petit sage, un raisonneur précoce ; loin de là, par ses espiègleries et sa turbulence, il met en émoi les commères du voisinage. Quelque méfait a-t-il été commis dans la forêt de Vrindavan, il n’y a qu’une voix pour accuser Krichna. C’est qu’il entre dans les cabanes des bergers, le petit vaurien ; là il réveille et fait pleurer les enfans qui dormaient ; il renverse les barattes, boit le lait de beurre, et jette partout le désordre. Sa mère a fort à faire de le défendre contre les matrones irritées ; parfois elle se fâche à son tour, et elle va châtier ce fils indocile. Alors Krichna se manifeste à elle sous sa forme divine[3], et la mère du dieu, transportée d’amour et de joie, s’arrête en extase.

Ainsi la divinité de Krichna se trahit et se révèle même à propos de ses malices d’enfant. Dans tous les récits fabuleux qui racontent sa vie, le naturel et le merveilleux se succèdent avec tant d’art, — peut-être avec tant de simplicité, — que la réalité du personnage

  1. Ou Mathra, province d’Agra.
  2. On écrit aussi Brindaban et Bindroban ; cette forêt est située à trois milles de Mathura.
  3. C’est-à-dire sous les traits du dieu Vichnou, coiffé de la tiare, portant quatre bras qui tiennent le lotus, le disque, la conque et la massue, et montrant les trois mondes dans sa bouche ouverte.