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tune vous appartient de droit, mon homme d’affaires tient cette somme à votre disposition, et il la versera entre vos mains à votre première demande.

« Adieu, chère madame, j’ai le cœur brisé, car je suis seul, bien seul! Pourquoi Robert n’est-il pas près de moi? Nous pleurerions ensemble celle qu’il appelai! aussi sa mère.

« Votre dévoué et respectueux

« GEORGE DE MARMANDE. »


La lecture de ces deux lettres triompha sans doute des irrésolutions du marin, car, tirant de son doigt l’anneau d’or, gage d’amour de la petite-fille du baron, il le pressa douloureusement sur ses lèvres, puis l’insérant soigneusement, avec la feuille où il avait déposé les plus secrètes pensées de son cœur, dans une enveloppe, traça d’une main ferme sur le papier les mots : « Mlle Anna Bauvet, pour elle seule ! »

En cet instant, la porte de la chambre s’ouvrit et livra passage au long corps de Laverdure.

— Vous m’avez ordonné de vous prévenir à trois heures, monsieur Robert, dit le garde; elles viennent de sonner. Dans une demi-heure, la diligence de Paris sera à la grille du château.

Le marin regarda fixement Laverdure. La tristesse empreinte sur le front du vieux serviteur annonçait assez qu’il n’était pas resté indifférent au malheur qui avait frappé son jeune maître.

— Écoute, mon vieil ami, dit Kervey d’une voix étranglée par une émotion suprême, veux-tu me rendre un grand service?

— Dix, cent, monsieur Robert, répliqua vivement le bonhomme.

— Promets-moi de remettre cette lettre à son adresse.

— Je vous le promets, répéta solennellement le vieillard.

— Merci... Et maintenant aide-moi à fermer ces malles, car je n’ai pas la tête à moi.

— Vous partez donc, monsieur Robert, peut-être pour bien longtemps! Je suis si vieux, qu’il me semble que je ne vous reverrai plus.

La pensée de quitter à jamais le vieil ami de son enfance fit déborder la douleur dans le cœur du marin, qui, éclatant en sanglots, se précipita dans les bras de Laverdure. Un instant ils se tinrent embrassés, mêlant des larmes amères; mais Robert réprima bientôt cet éclair de désespoir, et, suivi du vieux garde, descendit d’un pas morne l’escalier du château où il avait passé son heureuse enfance, et qu’il quittait le cœur navré, sans espoir de retour.


MAJOR FRIDOLIN.