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change, et que tu as un air si vert galant en ce moment qu’on ne te donnerait pas, non certainement pas, cent soixante-quinze ans.

— Monsieur le comte est bien bon, dit Laverdure en s’inclinant, quoiqu’il fût parfaitement étranger au faible de se rajeunir.

— Ah ça! la nuit s’est passée tranquillement, tout a bien marché depuis hier?

— Grâce à Dieu, le gibier est aussi nombreux ce matin qu’il était hier soir, et je crois pouvoir promettre à monsieur le comte une chasse qui ne le cédera en rien,... poursuivit le vieux garde, qui ne laissait jamais passer une occasion de rentrer dans son thème favori.

— A la chasse que vous fîtes en 87, interrompit brusquement Marmande, avec ce fameux chien Soliman que tu offres en présent au défunt roi Henri IV. Tu m’as dit tout cela hier, et si tu ne te le rappelles pas, je me le rappelle, moi! — Le comte poursuivit en désignant les deux jeunes chiens qui parcouraient au triple galop la pelouse : Mais voici deux roquets que je ne connaissais pas, et d’assez bonne mine en vérité. Des descendans de Soliman, sans doute?

— Castor et Léda par Ajax et Vénus, dit le garde avec un sentiment de fierté paternelle, dont, j’ose le dire, l’éducation ne laisse rien à désirer.

— J’en jugerai un de ces jours... Ah cela! mon cher monsieur de Laluzerte, continua le comte, interpellant le vieux gentilhomme, M. Cassius ne déjeune pas avec nous, comme vous savez; la table est servie, ne perdons pas de temps.

Le baron se rendit à cette invitation avec un empressement qui attestait à la fois les bonnes dispositions de son estomac et son vif désir d’entrer en chasse le plus tôt possible. Les deux chasseurs, assis à une table fort bien servie, venaient d’attaquer le déjeuner avec un appétit prévoyant, lorsque Kervey entra dans la salle à manger. Les événemens de la veille avaient laissé une triste impression sur le front du jeune officier; son teint fatigué, ses yeux rougis, attestaient assez une nuit sans sommeil.

— Eh bien ! paresseux, dit Marmande, il faut t’envoyer réveiller à huit heures un jour d’ouverture : c’est en vérité aussi héroïque que le sommeil de Rocroy ou celui d’Austerlitz! Moi, je suis debout depuis le petit jour, et toute la nuit encore n’ai fait que rêver lièvres et perdrix... Mais à quoi penses-tu donc? Te voilà encore en pantalon à pieds et en robe de chambre !

— Je me sens tout mal à mon aise, et crois que je ne vous accompagnerai pas.

La voix altérée avec laquelle le marin prononça ces paroles révélait assez que les agitations de son cœur avaient réagi sur ses forces physiques; mais Marmande, dominé par l’ardeur du plaisir, n’attribua qu’à un caprice de tiède chasseur le refus de son ami.