Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/576

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’occuper la place de la race de Soliman, et je ne les regarde ni plus ni moins que comme des usurpateurs. Ah ! oui, les temps sont bien changés depuis cinquante-cinq ans! poursuivit le vieillard, et qui m’eût dit alors que je verrais un jour ce que je vois m’eût bien étonné. C’était en 87, il y avait grande compagnie au château, défunt M. Le prince de Guémenée, défunt M. Le comte de Lauragais et bien d’autres seigneurs. Défunt M. Le comte Justin vint à moi au matin, et me dit : — Laverdure, tu es jeune, tu as tes preuves à faire; eh bien ! je veux te donner l’occasion de te distinguer. Tu m’accompagneras aujourd’hui, et je me servirai de ton chien Soliman. C’était une distinction flatteuse, car je n’avais pas dix-neuf ans. Eh bien ! monsieur le baron, l’épreuve réussit au-delà de mes espérances, et le lendemain, défunt M. Le comte Justin, qui était la bonté même, vint m’apporter vingt louis en me disant que c’était le prix de Soliman, que défunt M. Le prince de Guémenée emmenait à Versailles pour l’offrir à défunt le roi Louis XVI. Depuis lors, pendant cinquante-huit ans, jamais les comtes de Marmande ne s’étaient servis que des descendans de Soliman. Et il faut que je vive assez pour voir des étrangers usurper la place d’Ajax et de ses enfans Castor et Léda! Pauvres innocens!... deux bijoux, — les plus aimables chiens que j’aie jamais rencontrés... Ah! une pareille injustice suffit pour briser le cœur d’un vieillard!... Tout cela, monsieur le baron, je le sais bien, n’est pas la faute de M. Le comte, un digne jeune seigneur qui n’a pas plus de malice qu’un enfant. La faute en est à ce môssieur qui ne parle qu’anglais, ce môssieur Cassius, comme on l’appelle. Hein ! un nom de chrétien! C’est lui qui perd mon jeune maître par ses conseils et ses exemples. Aussi vrai que je m’appelle Laverdure, vrai comme nous sommes des honnêtes gens de père en fils dans la famille, il y a des instans où je voudrais voir ce môssieur partout ailleurs qu’ici.

M. de Laluzerte, occupé comme il l’était à remplir d’amorces un porte-capsules, n’aurait pas songé à interrompre le mélancolique récit des injustices du sort à l’égard de la race des Solimans, et le vieux garde n’en serait pas sans doute demeuré là dans ses doléances, s’il n’eût été interrompu par l’arrivée de Marmande, qui, descendant les marches de l’escalier, vint échanger une cordiale poignée de main avec le baron. La perspective des plaisirs de la journée n’était pas restée sans effet sur le jeune homme : sa figure respirait un air de bonne humeur expansive et narquoise, et déjà, en homme qui connaît le prix du temps, il avait endossé le costume de circonstance, une tenue de chasse aussi éloignée des recherches extravagantes des gravures de modes que de ce laisser-aller négligent qui pour le vulgaire est le vrai cachet du chasseur.

— Eh bien! Mathusalem, dit le comte, tu t’es donc enfin décidé à t’habiller comme tes confrères. Je t’assure que tu gagnes au