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faisait allusion; mais ce dernier, sans se faire prier, s’empressa de compléter ses paroles en disant : — J’ai vu le moment où cet excellent M. Desbois allait tomber en suffocation sous le puissant effet de mon jargon anglo-français. Assurément, si le digne magistrat ne me croit pas fou, il ne s’en faut guère. C’est qu’en vérité c’est plus fort que moi, et, bon gré mal gré, il faut que je saisisse toutes les occasions de finir l’éducation de cet excellent M. Cassius. C’est une si belle, si riche, si plantureuse nature, en fait de ridicules du moins ! Il les a tous en germe, et rien qu’un souffle suffit à les développer, c’est-à-dire qu’en plein XIXe siècle je me passe toutes les jouissances de Pygmalion ni plus ni moins! Tu ne te doutes pas, à voir M. Cassius si flambant, qu’il y a six mois c’était un bon jeune homme vêtu de noir et plaçant à la caisse d’épargne. Aujourd’hui, grâce à mes leçons, à mon heureuse influence, il s’habille comme on ne s’habille pas, et parle comme on le fait encore moins. Un de ces jours, nous passerons aux ridicules nobiliaires, je veux le créer marquis. En un mot, je n’épargnerai rien pour en faire un petit tout complet, digne de l’admiration des honnêtes gens. Eh! mon Dieu! il est déjà en belle voie : je ne fais allusion ni à sa mise, ni à son langage; mais n’as-tu pas remarqué que la vie parisienne n’a plus pour lui de mystères? Intime de nos dandies les plus célèbres, des plus élégantes impures, il a brillé, il le croit du moins, dans les exercices du sport et pris sa large part des whists nerveux, des orgies échevelées. Pauvre garçon, qui, dans huit années passées dans la grande ville, n’a vu de Paris que ce que l’on voit dans une promenade de collège : les boutiques des Champs-Elysées et les bas-reliefs de l’Arc-de-Triomphe.

— Sais-tu bien, George, reprit Kervey, que tu viens de me montrer une face de ton caractère que je ne connaissais pas encore, et qui m’afflige profondément. Eh quoi! à vingt-cinq ans, non-seulement tu es sans pitié pour les ridicules du prochain, mais encore tu cherches à les développer pour t’en repaître tout à ton aise. En vérité, tu me fais peur avec cette raillerie froide qui sent l’homme blasé.

— Tu ne me connais pas, Robert, ou plutôt tu ne me connais plus, reprit Marmande avec un triste sourire. Il y a six ans que nous n’avons vécu ensemble. J’étais alors jeune, dévoué, plein d’illusions en un mot. Aujourd’hui la vie parisienne m’a fait vieux, sinon d’âge, du moins de cœur. Hélas ! mon cher ami, tu as peut-être souvent, je ne dirai pas envié, mais désiré mon sort, cette vie de jeune homme riche jetée aux plaisirs, aux distractions mondaines dont ta bonne étoile t’a gardé ! Mets en balance ce que nous sommes tous deux aujourd’hui, et tu n’auras qu’à remercier le sort qui t’a fait une vie active et laborieuse, utile à ton pays, honorable à toi--