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en se tournant vers la baronne, de vous montrer ma fête villageoise. Vous me connaissez déjà pour un propriétaire fort exigeant, et ne serez pas surprise que je ne vous fasse pas grâce du plus petit détail. Justement voici le baron, Kervey et Mlle Anna; nous sommes presque au complet pour commencer notre expédition. — Et d’un geste affectueux, Marmande invita à le suivre les diverses personnes qu’il venait de désigner, et que nous prendrons la liberté de présenter encore au lecteur.

Robert de Kervey pouvait avoir vingt-sept ans. Il était de petite taille, mais bien pris et vigoureusement constitué : des traits fortement accusés, des joues hâlées, une barbe épaisse, donnaient au premier aspect à sa figure un certain air rébarbatif; mais il y avait quelque chose de si naïf et de si franc dans le sourire qui de temps à autre venait l’illuminer, qu’il suffisait d’un second coup d’œil pour discerner les mots loyauté, bonhomie, gravés par la nature sur le front de Kervey. Le costume de ce personnage était d’une élégance simple, et l’on pouvait reconnaître aux boutons à ancre couronnée de son habit un officier de la marine royale.

N’en déplaise aux séductions dont les romanciers embellissent la vie maritime, nous nous obstinerons à penser que le jeune officier avait dans sa carrière aventureuse rencontré peu d’instans aussi doux que l’heure qui venait de s’écouler. C’était en effet une ravissante créature que la jeune fille qui s’appuyait sur son bras, une chaste fleur à peine éclose dans tout l’éclat de ses couleurs et de ses parfums. Pour le moment, les deux jeunes gens causaient en douce et intime familiarité comme de vieux amis.

— Que l’on pense ce que l’on voudra, disait le jeune homme, moi je suis fataliste, je crois aux proverbes : bien décidément un bonheur n’arrive jamais seul. Exemple : j’étais en rade de Brest sur cette pauvre Coquette, fort désœuvré, enviant le sort des camarades que j’avais vus partir, quand il me tombe du ciel, je suppose, un congé que je n’avais pas sollicité et auquel je n’avais pas droit, un congé de trois mois, trois mois à vivre le cœur à l’aise près de mes amis... C’était à en perdre la tête. Le soir, j’étais installé septième sur l’impériale de la diligence, et deux jours après j’embrassais Marmande, Marmande à qui je devais ce bonheur inespéré. .

— Je comprends que le proverbe ait raison, car ce sont là deux vrais bonheurs, dit la jeune fille.

— Pardonnez-moi, je n’ai pas encore parlé du second, interrompit le marin.

— Un congé, embrasser cet ami dont le souvenir a défrayé tant de fois nos longues soirées de la dunette, cet ami que vous m’avez fait aimer sans le connaître, tant votre cœur en parlait avec enthou-