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de mon voyage 400 piastres espagnoles. « Sais-tu bien, me dit mon frère, qu’il n’y a peut-être pas dans tout Paris une seule maison qui possède à cette heure autant d’argent comptant que toi ? » Il ne faudrait pas prendre cette exclamation à la lettre ; cependant il est bien certain qu’en 1796 l’argent était fort rare en France. On ne voyait circuler que des assignats qui avaient encore cours forcé. La valeur de ce papier révolutionnaire était tellement dépréciée, que je devais trouver facilement à échanger une seule de mes piastres contre 1,000 ou 1,200 francs en assignats.

Le lendemain matin, mon frère vint me retrouver. Nous procédâmes aussitôt à mon déménagement, et nous nous rendîmes à l’hôtel d’Antin, rue Gaillon, où il résidait. Un lit fut monté dans sa chambre, qui nous devint commune, et pendant tout mon séjour à Paris nous ne nous quittâmes pas un seul instant. Notre temps s’écoulait rapidement dans les plaisirs. Le ministre cependant avait reçu mon mémoire. Il voulut bien l’accueillir avec faveur et y mettre cette gracieuse apostille : Me faire un rapport sur ce jeune officier, qui parait mériter tout mon intérêt. Toujours guidé par les sages avis de mon frère et de mon parent, j’adressai bientôt une seconde note au ministre. Cette fois je demandais le grade de lieutenant de vaisseau, le commandement d’un bâtiment de guerre et un habillement complet d’officier, dont la livraison me serait faite au magasin général du port de Rochefort. La république ne payait pas souvent ses officiers, mais elle les habillait quelquefois avec les draps qu’elle prenait sur l’ennemi. Le commandement et l’habillement que je sollicitais me furent accordés. Quant au grade de lieutenant de vaisseau, j’eus la promesse formelle de l’obtenir quand on s’occuperait du travail de réorganisation qui était alors à l’étude. Je l’obtins en effet le 21 mars 1796.

Le grand corps dans lequel j’avais fait mes débuts avait disparu depuis plus de trois ans. C’était dans un corps entièrement nouveau que j’allais entrer. Je sentis profondément l’étendue de nos pertes lorsque je mis le pied pour la première fois sur les bâtimens de la république. Il est des ruines qu’on ne relève pas dans l’espace de quelques années. Détruite en 1792, la marine a encore été mutilée en 1815. J’ai assez vécu cependant pour voir grandir, après cette seconde catastrophe, l’édifice rajeuni qui fait en ce moment l’orgueil de la France. La marine actuelle ressemble bien plus à la marine du temps de Louis XVI qu’elle ne ressemble à celle de la république ou même de l’empire. Sous Louis XVI, tous les officiers, sauf de rares exceptions, étaient des gentilshommes ; ils sont aujourd’hui des gens bien élevés : ce n’est pas à peu près, c’est tout à fait la même chose. Le service de la marine n’exige pas plus ou moins