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d’infortune. La chute de Robespierre l’avait rendu à la liberté, et il avait repris ses fonctions de commissaire de la marine. Grâce à Dieu, la tourmente n’avait fait périr aucun de ceux qui m’étaient chers. Aux doux épanchemeus de famille succéda bientôt une conversation plus sérieuse : il s’agissait du mémoire que je devais adresser au vice-amiral Truguet, alors ministre de la marine, en attendant mon jour d’audience Tout en causant de cette importante affaire, mon parent, qui désirait me voir produire une impression favorable sur le ministre, passait du coin de l’œil une minutieuse inspection de ma personne. Mon costume ne manquait pas d’une certaine élégance ; je m’étais adressé à Londres au tailleur le plus en vogue, et j’étais habillé à la dernière mode. Ma coiffure seule datait d’avant la révolution. Elle ne fut pas jugée en harmonie avec le reste de ma toilette, et il fut décidé que je me ferais immédiatement couper les cheveux dans le goût du jour.

En sortant du ministère de la marine, mon frère m’accompagna à mon hôtel. Il était déjà convenu que je quitterais mon logement et que je partagerais le sien, mais il était trop tard pour exécuter ce changement de domicile le soir même. Avant de nous séparer, j’entretins mon frère de ma situation financière. La sienne n’était pas brillante. Il était arrivé depuis peu de temps d’Angleterre, où il venait de subir une captivité de vingt-sept mois. Commis aux revues à bord du vaisseau Impétueux, il avait été chargé d’aller mettre les scellés sur une prise. Un coup de vent s’était déclaré pendant qu’il procédait à cette opération, avait séparé le vaisseau du bâtiment capturé, et le lendemain la prise retombait entre les mains des Anglais. Mon frère, en montant à bord du vaisseau ennemi, avait pu heureusement expliquer sa situation et réclamer le traitement dû au rang qu’il occupait dans la hiérarchie militaire. C’était un point fort important à éclaircir, car on sait ce qu’était le régime des pontons. Tout individu qui ne parvenait pas à se faire considérer comme officier était jeté sans pitié dans ces affreuses prisons où régnaient plus que dans nos bagnes la misère, le désespoir et le vice. Mon frère obtint pour première faveur d’être envoyé au cantonnement de Tavistok. Ce ne fut qu’après une année de séjour dans cette ville qu’il put faire reconnaître ses droits à la modeste rétribution que le gouvernement britannique allouait aux officiers français qui avaient le malheur d’être prisonniers de guerre. Mon frère avait donc été dans la nécessité de puiser pour vivre dans la bourse de ses amis ; il avait quelques dettes que je crus pouvoir lui promettre d’éteindre sans trop épuiser nos ressources. J’avais enfermé mon petit trésor dans une boîte à serinette dont j’avais enlevé le mouvement. Quand j’ouvris cette boîte, mon frère fut stupéfait. Je rapportais