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du Shannon. Tout étant prêt pour un appareillage général, nous mîmes sous voiles, et nous fîmes route pour Londres en longeant d’assez près la côte d’Angleterre. Devant la rade des Dunes, nous aperçûmes une escadre russe au mouillage ; nous en vîmes une autre à l’entrée de la Tamise. En remontant cette rivière, nous rencontrions à chaque pas des bâtimens de guerre. Tous envoyaient un officier à notre bord et exerçaient la presse sur notre équipage, choisissant les matelots qui leur convenaient le mieux. Les pauvres diables faisaient tous leurs efforts pour échapper à cette réquisition. Les uns se disaient étrangers, et on ne pouvait leur arracher un mot d’anglais ; les autres prétextaient des infirmités qui les rendaient impropres au services L’officier restait sourd à toutes ces représentations, et la discussion finissait toujours par l’ordre impératif donné aux plus récalcitrans d’aller prendre leurs effets et de s’embarquer dans le canot. Comprend-on que dans un pays où les enrôlemens forcés sont inconnus et considérés comme la tyrannie la plus odieuse, ou la liberté de l’individu, sauvegardée par les lois, l’est plus encore peut-être par les mœurs, on ait pu exercer impunément ce recrutement arbitraire ? L’Angleterre, je ne l’ignore pas, est le pays des anomalies, et ce n’est point là qu’il faut chercher un peuple se piquant de logique ; mais avant tout ce qui explique la presse, c’est la difficulté de faire entrer la marine dans le droit commun et de la régir autrement que par des mesures d’exception.

Je restai à bord du Main-Ship jusqu’au moment où ce vaisseau eut atteint le poste qui lui était assigné parmi les bâtimens de la compagnie. Je venais de faire mes adieux aux officiers qui s’étaient montrés pour moi de si bons compagnons, et je me disposais à descendre à terre avec mes effets, lorsque des agens de la douane se présentèrent pour faire la visite de mes malles. Je possédais une collection d’oiseaux très curieux et des coquilles d’une grande valeur. La douane commença par me tout confisquer. On m’assura bien que ces objets me seraient fidèlement rendus ; mais quoique je sois resté plus de trois mois à Londres et que j’aie fait à ce sujet de nombreuses démarches, je n’ai jamais pu obtenir la restitution qui m’avait été si solennellement promise. L’Angleterre peut être la terre classique de la liberté : à coup sûr ce n’est pas toujours celle de la justice. Je ne crois pas qu’il soit un pays au monde où un étranger ait plus de peine à se défendre des fripons. Je perdis ainsi par un vol manifeste le fruit de toutes mes peines et de tous mes soins pendant plusieurs années. Qu’on juge si, en revenant de ce voyage, j’étais prêt à faire de bon cœur la guerre aux Anglais !

En débarquant à Londres, j’allai me loger à l’auberge des Clés-en-Croix, rue de la Grande-Église, où je pris une petite chambre