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alors un luxe fort rare sous les tropiques ; — elles étaient spacieuses et présentaient l’aspect assez régulier d’une double rangée de maisons à un seul étage, élégantes et modestes demeures dont une propreté recherchée était le plus bel ornement. Le palais même du gouverneur ne contrastait point par son extérieur avec la simplicité générale ; mais à l’intérieur de cette résidence il régnait un luxe dont la cour de quelques princes indiens eût pu seule donner une idée. C’est là que nous assistâmes à des fêtes qui rappelaient les splendeurs fabuleuses des Mille et Une Nuits, à des festins d’une profusion incroyable, dans lesquels une foule empressée de jeunes et belles esclaves, toutes vêtues d’un costume uniforme, se tenaient derrière les convives, attentives à prévenir leurs moindres désirs. Ce faste asiatique n’étonnait alors personne. Les employés supérieurs de la compagnie étaient de véritables souverains dans la province qu’ils étaient chargés d’administrer, et on trouvait tout simple qu’ils étalassent aux yeux des populations la pompe du rang suprême, puisqu’ils avaient toutes les prérogatives de la royauté[1].

La rade de Sourabaya, abritée de tous les vents, était un véritable nid de mousse pour nos pauvres navires si longtemps battus par la tempête. La sécurité complète dont nous jouissions à ce mouillage permettait donc de laisser aux états-majors et aux équipages beaucoup de liberté ; mais cette liberté si chèrement achetée n’eût été qu’un leurre et une source de nouveaux regrets, si l’on n’avait pris quelque mesure pour améliorer notre situation financière, car depuis le commencement de cette longue campagne nous n’avions rien reçu encore de nos appointemens. Heureusement il nous restait une grande quantité des objets qui devaient servir à nos échanges avec les sauvages. Cession fut faite de toute cette pacotille à la compagnie hollandaise, et l’argent qu’on en retira fut employé à payer aux officiers et aux équipages une partie de la solde qui leur était due. Officiers et savans, — je me trouvai cette fois assez riche pour faire comme les autres, — tous prirent des logemens en ville.

  1. Le gouverneur de Sourabaya était à cette époque M. Hogendorp, homme digne en tous points des fonctions importantes qui lui étaient confiées et fait pour honorer une plus haute fortune. À vingt-cinq ans de là, je l’ai retrouvé à Rio-Janeiro. Après l’avoir élevé aux postes les plus éminens, les révolutions avaient consommé sa ruine. Il vivait retiré sous un ajoupa, misérable hutte de feuilles et de branchages, presqu’au sommet du Corcovado, manquant du nécessaire et n’ayant avec lui qu’une vieille négresse pour préparer ses modestes repas. Ce grand revers n’avait point altéré sa sérénité. Il revint avec complaisance sur les souvenirs de ce temps si éloigné déjà où il m’avait reçu, jeune enseigne de vaisseau, à sa table. L’étendue de son propre malheur l’affectait moins que la chute de l’illustre fortune à laquelle il avait attaché la sienne : devenu général au service de la France, il avait été un des aides de camp de l’empereur.