Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/506

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvoir sans bornes, envoyaient les citoyens les plus paisibles à l’échafaud, ou les faisaient massacrer dans les prisons. La France n’était plus qu’un vaste champ de carnage. » Tous ces horribles détails nous parvinrent à la fois : ils produisirent sur nous tous l’impression la plus douloureuse ; malheureusement ils réveillèrent aussi les haines que le danger commun avait paru un instant assoupir. Sous des chefs tels que M. de Bretigny et M. de Terrasson, on se fût borné à gémir sur les malheurs de la patrie. M. de Mauvoisis était trop ardent pour ne pas ambitionner un rôle plus actif. Voyant à leur tête un partisan avoué de l’émigration, les états-majors tendaient plus que jamais à se séparer en deux camps, et chacun obéissait, suivant la pente où inclinent tous les hommes, à ses espérances ou à ses regrets.

La réception qu’on nous fit à Sourabaya vint heureusement nous arracher à ces tristes préoccupations. Les habitans s’empressèrent à l’envi près de nous, et ce fut à qui nous ferait les honneurs de la ville. On comptait parmi les officiers de la garnison plusieurs de nos compatriotes sortis des régimens que la Hollande avait à cette époque l’habitude de recruter en France. Nous les vîmes accourir des premiers au-devant de nous. Avec eux, nous pouvions nous entretenir sans réserve de nos inquiétudes, car ils n’avaient perdu ni le souvenir ni l’amour de la France en prenant du service sous un gouvernement étranger. Avec les Hollandais au contraire, nous dissimulions de notre mieux nos craintes pour l’avenir, notre horreur pour le passé, car la plus grande souffrance que puisse éprouver une âme un peu fière, c’est d’avoir à rougir de son pays devant des étrangers.

Sourabaya était en 1793 une petite ville charmante. Comme toutes les villes des Indes néerlandaises, elle comprenait trois quartiers bien distincts : le quartier européen, le campong chinois et le campong malais. Le quartier européen, entouré d’une simple chemise sans épaisseur, dont l’élévation en certains endroits ne dépassait pas cinq ou six pieds, s’étendait sur la rive gauche d’un cours d’eau très rapide, assez profond pour donner accès à des bâtimens de 60 ou 80 tonneaux, et servant de frontière à la ville proprement dite, qu’il séparait des faubourgs chinois et malais. Le quai planté d’arbres se prolongeait jusqu’à la mer. C’était pour les Européens la promenade habituelle. Le long de cette jetée, on avait ménagé un chemin de halage, afin de pouvoir tirer à la cordelle les caboteurs jusqu’au fond du port. Il y avait là, du lever du soleil jusqu’à la fin du jour, un mouvement, une activité commerciale dont Sourabaya, m’a-t-on assuré, n’offre plus aujourd’hui que le spectacle affaibli. Les rues de cette ville n’étaient point pavées, — c’était