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Durance de ses mâts de hune, de ses vergues et de tous les objets qui pouvaient offrir quelque prise à la tempête.

La Truite, qui, sans être un navire fin voilier, avait cependant des qualités infiniment supérieures à celles de la Durance, avait continué à se tenir sous ses deux basses voiles en nous observant. L’avance qu’elle avait prise le matin, quand le vent était encore maniable, avait rendu sa situation moins précaire que la nôtre ; mais la nuit approchait, et depuis que le vent avait passé au sud-ouest, la Truite ne pouvait échapper à une destruction certaine qu’en suivant notre exemple. Aussitôt que nous nous étions sentis affermis sur nos ancres, nous lui avions signalé qu’elle pouvait venir au mouillage : elle hésitait encore, nous croyant mouillés nous-mêmes en pleine côte. La nuit la décida, elle laissa arriver, et par nos signaux nous lui indiquâmes la route qu’elle devait suivre pour nous rejoindre. Je ne sais si ce furent les mêmes émotions qui causèrent à bord de la Truite la même faute qu’à bord de la Durance, mais cette corvette n’eut pas plus tôt doublé la pointe qui nous abritait si imparfaitement, qu’elle laissa aussi tomber l’ancre. Elle mouilla de cette façon si près de nous, que sa poupe rasa notre beaupré ; si elle nous eût abordés, les deux bâtimens coulaient infailliblement à fond. Quand la Truite eut filé du câble, elle se trouva par notre travers à petite distance, un peu plus abritée que nous ne l’étions du vent et de la grosse mer. Ses tangages cependant furent si forts, qu’après avoir calé les mâts de hune et amené les vergues sur le pont, on crut devoir prendre toutes les dispositions pour, couper au besoin la mâture. C’était un spectacle terrible que celui de ces deux bâtimens dépouillés de tous leurs agrès, livrés aux mouvemens désordonnés d’une mer épouvantable et plongeant à chaque coup de tangage leur gaillard d’avant jusqu’à l’eau. La nuit fut affreuse ; l’ouragan n’avait rien perdu de son impétuosité. À quelques centaines de mètres derrière les corvettes s’étendait un banc de roches sur lequel la mer déferlait avec fracas. Nous éprouvions les plus vives inquiétudes, craignant, non sans raison, que nos câbles ne pussent résister longtemps à de telles secousses. Un câble-chaîne, invention nouvelle dont peu de navires faisaient alors usage, était attaché à notre maîtresse ancre. Ce câble, mal éprouvé, vint soudain à se rompre : je n’essaierai pas de décrire la perplexité dans laquelle cet incident nous jeta. Le chanvre heureusement fut plus fort que le fer. Nos deux autres câbles nous maintinrent à notre poste. Une heure après cette première avarie, notre barre de gouvernail se brisa en deux morceaux. Une barre de rechange qu’on se hâta de mettre en place eut le même sort. Le gouvernail, n’étant plus maintenu, se mit à secouer la poupe de la corvette de telle