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brise, qui la prenait maintenant en flanc au lieu de la pousser de l’arrière, elle labourait péniblement la mer, et sa membrure essuyait en tremblant de formidables chocs.

Le brave enseigne, du haut des barres, suivait d’un œil inquiet les progrès de la corvette le long de cette barrière où nulle interruption ne se montrait encore. La mer autour de nous, et partout où nous portions les yeux, ne semblait qu’un brisant. Là même où un vaisseau de ligne eût trouvé en temps ordinaire assez d’eau pour flotter, la tempête ouvrait un abîme, et formait dans le creux de la vague un écueil. Il fallait un œil bien exercé pour découvrir entre ces lames furieuses celles qui ne se heurtaient pas sourdement à quelque haut-fond. Tout à coup Baudouin me saisit le bras, et me fait remarquer près du cap que nous avons laissé le matin même sur bâbord, et à la hauteur duquel le vent de sud-ouest vient de nous ramener, un étroit espace où la vague, toujours blanche d’écume, ne rejaillit pas cependant en poussière vers le ciel. À gauche, un îlot assez élevé paraît rompre l’effort de la mer qui le contourne ; à droite, un écueil à fleur d’eau se prolonge jusqu’à terre. Nous laissons de nouveau arriver vent arrière, et faisons route vers cet abri douteux. La passe, quoique étroite, était profonde. L’îlot avait près d’un mille et demi d’étendue. Déjà nous commencions à sentir l’abri de la pointe basse que cet îlot sauveur projetait vers le sud-est. La sonde indiquait vingt-trois brasses. Nous pouvions donc sans crainte continuer notre route et nous enfoncer dans la baie, certains d’y trouver un meilleur mouillage ; mais ici, comme dans un naufrage resté célèbre[1], les commandemens de l’officier de manœuvre furent mal compris, ou une terreur panique devança ses ordres. La misaine était à peine carguée, que les deux ancres de bossoir tombèrent à la fois. La corvette s’arrêta brusquement ; grâce à la bonne qualité du fond, qui céda au premier effort, elle ne cassa pas ses ancres : cette précipitation n’en fut pas moins très fâcheuse. En continuant notre route quelques instans encore, nous eussions été parfaitement abrités de la mer et du vent ; à l’endroit où nous avions jeté l’ancre, nous éprouvions de si affreux tangages, qu’il était douteux, si le temps ne s’embellissait bientôt, que nous y pussions résister. La mer, après avoir déferlé sur une pointe de roches trop basse pour nous protéger complètement, arrivait en longues ondulations jusqu’à nous, et aucun obstacle ne nous défendait de la : violence du vent. Dans cette position si critique, tout le monde mit la main à l’œuvre ; quelques minutes suffirent pour débarrasser la

  1. Le naufrage du vaisseau le Superbe en 1833, à l’entrée du port de Parakia, dans l’île de Paros.