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longtemps, s’il est soumis à cette volupté violente. Et c’est à ce régime que j’ai été soumis. Non-seulement j’ai cessé de croire à la possibilité de vivre, mais j’ai cessé de sentir même le désir de la vie.

« Pendant, longtemps, à mesure que je sentais mon cœur se fermer et mon âme se dépouiller, comme un arbre aux approches de l’hiver, il me semblait que j’éprouvais comme une lassitude vague qui se traduisait par un immense besoin de repos ; mais aujourd’hui j’ai conquis ce repos : le vide est maintenant complet. Si le bonheur existe, je n’en veux rien savoir ; si la vérité existe, elle ne m’est plus nécessaire. Que la vérité reste entre les mains jalouses des dieux, qui rient de nos efforts pour l’atteindre, je ne les divertirai pas plus longtemps de mes souffrances et de mes travaux : je n’ai jamais eu aucun goût pour les rôles ridicules. Que le bonheur aille où il le voudra chercher ses élus, je ne l’appellerai plus, car j’ai une certaine fierté, et je n’ai jamais poursuivi longtemps, ce qui s’obstinait à me fuir. Pour parler un langage poétique : non, je ne serai plus la dupe des olympiens et des mortels. L’ennui, le bienfaisant ennui m’a enfin délivré de tous ces soucis qui nous causent de si cruelles souffrances, et qui pourtant nous sont si chers, tant que nous n’avons pas dominé notre nature charnelle et dompté l’ancien Adam qui est en nous, comme disent les théologiens. Moi, j’ai dompté l’ancien Adam, je m’en flatte, à l’aide du tout-puissant spleen, et je suis entré dans le royaume de l’ataraxie la plus stoïque. Le calme règne en moi et autour de moi ; je suis comme plongé dans l’infini du vide. Comment pourrais-je vous dépeindre les joies que j’éprouve. Une bouche mortelle n’a pas de mots pour décrire à une oreille mortelle des voluptés qui dépassent notre nature. Comment exprimer ce bonheur de l’insensibilité absolue, cette plénitude du néant ? Il faudrait pour une telle œuvre la plume des grands poètes qui ont entrepris de chanter les joies célestes et les voluptés séraphiques. Je suis donc heureux, très heureux, et en même temps que j’ai trouvé le bonheur, j’ai travailler à mon perfectionnement moral, s’il faut en croire les docteurs bouddhistes. Je me suis dépouillé successivement de tout ce qui pouvait m’attacher à la vie, et qui me rendait indigne d’entrer dans le néant éternel. Maintenant j’attends ma récompense, que le sort, malgré ses rigueurs, ne peut me refuser sans une iniquité trop criante c’est-à-dire ce néant éternel, que j’aurai bien gagné à la sueur de mon front, je vous assure, et que je vous souhaite lorsque vous serez arrivé à l’état de perfection auquel je suis arrivé. »

Je n’eus pas le courage de remercier mon pauvre ami de l’aimable vœu qu’il faisait pour moi ; ce souhait d’anéantissement, étant une