Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/474

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en plus sur la substance pensante et l’appareil de la sensibilité ; le dernier enfin pourrait s’en servir pour mesurer les progrès de la grande infirmité du siècle. Pour moi, mon ambition serait satisfaite, si le lecteur, après avoir achevé ces quelques pages, leur donnait lui-même pour titre : Mémoire pour servir à l’histoire de l’ennui au dix-neuvième siècle.

Comme très peu de personnes ont connu le héros de ces confidences, je crois fort inutile de vous faire ici son portrait et de vous raconter son histoire en détail. Il était, comme nous tous, composé de bonnes et de mauvaises qualités : très impérieux et très faible en même temps, très sensible à toute chose et très indifférent à toute chose, très facile à tromper et très difficile à retenir dans l’erreur où on l’avait engagé. Prompt à s’abandonner, il se passionnait en un instant pour un système, pour un principe moral, pour une œuvre d’art nouvelle, pour un ami de la veille ; mais il pénétrait rapidement au fond des choses et voyait vite le peu que cela était. J’oubliais cependant que je ne dois tracer de lui aucun portrait. Contentez-vous donc de savoir que, pour des causes très complexes, dont quelques-unes trop légitimes, il avait de bonne heure respiré ce mortel poison de l’ennui. Les ravages de cette maladie, lents et sourds d’abord, s’accrurent, à mesure que les années s’écoulèrent, avec la progression de vitesse des corps qui approchent du terme de leur chute, si bien que ce fut à l’époque où l’on supposait qu’il était près de la guérison, que la maladie prit une marche plus rapide et un caractère plus incurable. Quoiqu’il se soit ennuyé obscurément et qu’il ait été un mélancolique sans aucune célébrité, je crois pouvoir avancer que depuis les deux grands ennuyés de notre siècle, Chateaubriand et Benjamin Constant, le fardeau de la vie n’avait semblé plus lourd à personne. Il n’avait fait, il est vrai, ni René ni Adolphe ; mais je doute que René ait plus bâillé sa vie, et qu’Adolphe ait senti plus que lui l’ennui descendre de son cerveau dans son cœur. Il était une preuve vivante que cet ennui dont tous les grands poètes de notre âge ont accusé l’existence chez les générations modernes était bien une maladie réelle, et n’était pas un jeu de l’imagination, une attitude choisie pour attirer les regards du vulgaire, une pose savante pour appeler les sympathies des âmes romanesques. Il est permis en effet d’avoir quelques soupçons quand le malade s’appelle Byron, Chateaubriand ou Benjamin Constant ; on peut supposer qu’il tient à sa maladie comme à une partie de sa gloire. Malheureusement ici il n’y avait à faire aucune supposition semblable : le malade était un homme sans nom. Perdu dans la foule confuse de ses contemporains, il n’avait aucune gloire à espérer, n’en désirait aucune, et vivait seul, loin des