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par cet acte de cruauté peut-être nécessaire, des prétentions de son plus habile, mais aussi de son plus ambitieux lieutenant, le Taï-ping-wang restait seul maître de toutes les forces insurgées.

Le commerce européen, surtout celui de Shang-haï, entrepôt naturel des provinces centrales occupées par les rebelles ou dévastées par leur passage et celui des troupes impériales, se ressentit forcément d’un tel état de choses. Les crises commerciales qui marquent ces dernières années, surtout celle de 1856, sont là pour l’attester. Pourtant ce danger n’était pas celui que devaient le plus redouter les puissances occidentales.

Si le but que le tsar Pierre le Grand a tracé à la Russie, but que ses successeurs ont poursuivi avec tant de persévérante énergie, est la conquête des provinces méridionales qui limitent leur immense empire et qui en compriment l’essor, n’était-il pas à craindre que l’affaiblissement de la dynastie mandchoue, à la suite de cette longue lutte qui épuisait ses forces sans amener de résultat définitif, ne donnât au gouvernement de Saint-Pétersbourg les moyens de réaliser les rêves secrets de sa politique ? De vagues rumeurs venues du nord, des rapports incomplets révélaient dès 1853 un travail souterrain dont les esprits ne s’étaient point préoccupés jusqu’alors. La Gazette de Pékin du mois de novembre 1853 publia une requête de l’amiral russe Poutiatine, adressée à la cour impériale, tendant à obtenir la liberté pour les navires russes de commercer dans les cinq ports ouverts aux puissances occidentales par les traités de 1842. Cette demande significative, à laquelle la cour de Pékin avait répondu par un refus basé sur le monopole du commerce intérieur que possédait la Russie par la voie de Kiachta, était passée inaperçue ; mais lorsque les expéditions anglo-françaises au Japon et en Tartarie eurent révélé les bases formidables sur lesquelles s’appuie la prépondérance russe dans l’extrême Orient, les esprits les plus indifférens s’émurent, et non sans raison.

Que les établissemens militaires de l’Amour et de la Mandchourie assurent à la Russie les moyens de résister avec succès, dans ces régions lointaines, aux forces supérieures de l’Angleterre et de la France, rien n’est moins surprenant. Les croisières anglo-françaises ont apporté, à défaut de renseignemens positifs sur ces établissemens militaires, de curieux détails sur l’ensemble des plans et des tentatives de la Russie. On sait que les Russes, sous prétexte de protéger les populations tartares voisines du Japon, occupent aujourd’hui la Mandchourie orientale, depuis le port appelé Nicolaïef, à l’embouchure de l’Amour, jusqu’au 42e degré au moins de latitude nord. On comprend dès lors l’importance des explorations faites en Corée par la division de l’amiral Poutiatine, en même temps que la portée de la demande que cet amiral adressait à la