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de continuer à diriger la navigation des deux corvettes. Il fit appeler M. de Vernon et lui remit, non le commandement supérieur, mais le soin de conduire nos bâtimens au port de Cayéli. Ce fut d’ailleurs une courte et facile traversée. La mer des Moluques connaît peu de tempêtes et ne cache que de rares écueils. En six jours, nous eûmes franchi les cent lieues qui séparent, le havre de Boni de la côte orientale de Bourou. Nous trouvâmes dans cette possession hollandaise l’accueil bienveillant et les ressources inappréciables que nous avions rencontrés l’année précédente à Amboine. Si, en arrivant dans la capitale des Moluques, nous étions déjà dignes de sympathie, cette fois nous étions vraiment dignes de pitié. Lorsque nous avions mouillé sur la rade d’Amboine, nous n’avions encore éprouvé que quelques fatigues. Aucune maladie n’avait exercé ses ravages parmi nous. Nous étions pleins d’ardeur et de confiance. En quelques mois, tout avait changé. La mort avait frappé successivement les deux chefs de l’expédition, et leur avait donné pour successeur un homme d’un mérite incontestable, mais qui, placé sous l’influence d’une maladie nerveuse, impérieux, passionné, cédant mal à propos à l’entraînement de ses opinions politiques, s’était aliéné par ses exigences l’affection de ses subordonnés. Tel était le chef auquel étaient remises les destinées de deux équipages affaiblis et de deux états-majors divisés, à la veille des graves complications qu’il était facile de prévoir. Bien des choses ont changé dans la marine depuis le temps où la Truite et la Durante erraient au milieu des récifs de la Louisiade. Ce qui ne changera jamais, c’est le cœur de l’homme. Nos officiers n’ont plus à craindre les misères dont je viens de tracer le triste tableau. Il n’est pas certain que l’histoire de nos dissensions ne puisse leur être encore un avertissement salutaire. Si jamais l’indulgence fut une vertu et une nécessité, c’est à bord d’un navire. Lorsqu’il n’y a point de divorce possible, il ne faut pas altérer légèrement la bonne harmonie du ménage. Ce n’est point merveille qu’après avoir voyagé trois ou quatre ans face à face, comme deux amans placés dans une litière, on s’inspire mutuellement un peu de lassitude. Que l’on découvre chaque jour à son voisin quelque imperfection qu’on n’avait pas jusqu’alors soupçonnée, ce n’est pas chose non plus dont il faille s’étonner outre mesure ; mais avec un peu de clémence, un peu de généreuse sagesse de part et d’autre, on peut encore parcourir dans une douce intimité une assez longue carrière. Seulement qu’on n’oublie pas une condition essentielle : il faut que le désir de l’union soit surtout dans le cœur du chef, et que, bien différent sur ce point de Tibère, il n’ait d’autre but que de concilier pour régner.


C. JURIEN DE LA GRAVIERE.