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léthargie. Un jour que les grains avaient été plus fréquens que de coutume, et qu’il m’en avait fallu, de six heures du soir à quatre heures du matin, recevoir plus d’un qui ne m’était pas destiné, le moment de prendre pour mon propre compte le quart que j’avais fait jusque-là pour le compte de mes camarades arriva sans que j’eusse pu consacrer un seul instant à ma toilette. Le lever du soleil me surprit donc dans une tenue fort peu militaire : j’étais en pantoufles. Ce n’était pas un grand crime ni une grande étrangeté à bord de la Durance. Les campagnes scientifiques finissent toujours par conduire à un certain relâchement dans cette étiquette dont il est si important de ne pas se départir à bord d’un navire de guerre. Tourmenté par une insomnie fiévreuse, M. de Mauvoisis, qui n’approuvait guère les dispositions conciliantes de son prédécesseur, trouva l’occasion bonne pour montrer que le commandement avait changé de mains, et il m’adressa une sévère réprimande. J’avais la conscience d’avoir mérité par ma conduite l’éloge plutôt que le blâme. Fixant sur M. de Mauvoisis un regard qui semblait défier le sien, je lui répliquai sèchement « qu’un officier qui, depuis plus de quinze jours, recevait la pluie sur le corps pour le compte de tous ses camarades n’avait pas le temps de s’occuper de sa toilette. » Je m’attendais à recevoir l’ordre de me rendre aux arrêts. M. de Mauvoisis ne m’infligea pas cette punition, et son indulgence fut ici une faiblesse, car dans le service militaire s’il faut avoir grand soin de ne point être injuste, il est plus important encore de ne jamais laisser l’autorité recevoir une leçon de ses inférieurs ; mais M. de Mauvoisis avait au fond une certaine estime pour ce jeune homme qu’il savait étranger à toutes les coteries qui divisaient nos états-majors. Peut-être aussi, comme tous les caractères fiers, avait-il un secret respect pour la fierté. Il tourna brusquement sur ses talons et rentra dans sa chambre sans m’adresser une nouvelle parole.

Je me suis plus tard reproché ce mouvement de vivacité. Il eût été plus généreux, dans la situation où nous nous trouvions, d’accepter en silence un injuste reproche. M. de Mauvoisis avait un orgueil intraitable ; mais son plus grand malheur avait été de s’engager dans une expédition où ses qualités mêmes devinrent des défauts. La révolution de 89 venait d’inaugurer le règne des encyclopédistes. Notre commandant n’avait aucune sympathie pour ces tendances nouvelles. Il disputait avec humeur son navire aux envahissemens de la science, qui venait installer malgré lui des arbres à pain jusque sur la dunette. Tous ces prétendus bienfaiteurs de l’humanité, avec les herbiers dont ils devaient doter la France, les graines potagères dont ils enrichissaient des plages désertes, lui rappelaient, disait-il, le titre bien connu d’une pièce de Shakspeare, Beaucoup de bruit pour rien. Les savans dont M. de Mauvoisis ménageait si peu