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l’amiral se trouva tout à coup en tête à tête avec la vénérable Tineï-Takala. Le chef du complot, qui s’était esquivé le dernier, avait pris soin en sortant de donner un tour de clé à la porte. Les officiers de la Truite s’amusèrent beaucoup de cette petite malice, et, délivré, non sans de sérieuses instances, l’amiral eut la bonté de prendre la plaisanterie avec son indulgence habituelle.

Le lendemain, vers midi, la reine nous attendait sur l’îlot de Panghaï-Modou. Suivi des états-majors des deux corvettes, l’amiral se rendit à terre. Une population considérable, qu’on ne saurait évaluer à moins de cinq ou six mille personnes, s’était réunie pour nous recevoir. Ce rassemblement ne nous causa aucune inquiétude, car tous les visages respiraient la cordialité et la confiance. Du point où nous débarquâmes jusqu’à celui où s’était établie la cour, des pièces d’étoffes du pays, de magnifiques tapas, couvraient le sol. La reine était assise sur des nattes, au milieu de ses femmes. La foule formait un grand cercle autour d’elle. Dans l’intérieur de ce cercle, trente et un musiciens faisaient face aux dames de la cour, trente-six danseurs étaient rangés de côté sur trois lignes parallèles. L’amiral s’accroupit à la droite de sa majesté et lui offrit des présens, parmi lesquels une longue pièce de toile à grand ramage produisit un effet prodigieux. Les officiers s’assirent près des dames de la cour. Quant à moi, Véa m’avait encore une fois réservé une place à ses côtés. La fête commença presque aussitôt après notre arrivée. Les musiciens n’avaient d’autre instrument que des bambous de trois mètres environ de longueur, dont chaque extrémité était recouverte d’un morceau de peau. Du bout de ces bâtons, qui rendaient un son sourd, ils frappaient la terre en cadence. Nous avons en Europe des orchestres plus harmonieux, nous n’en avons pas qui observent avec plus de précision la mesure et puissent conserver constamment un ensemble plus parfait. Les danseurs portaient tous sur l’épaule une pagaie. J’ai pensé qu’ils devaient retracer par leurs chants et leurs évolutions les divers épisodes d’une expédition maritime. L’histoire chez tous les peuples a commencé par être mise en chansons. La pyrrhique, cette danse militaire inventée par le fils d’Achille, a probablement gardé les traditions qu’aura recueillies Homère. Quels exploits, quels malheurs, quels amours aurait eu à raconter un Homère nouveau, si le ciel eût fait ce don suprême à la Polynésie ! Les Vitis et les Tongas ont été moins heureuses que la Grèce et que Troie. Que leur servait-il de produire des Achilles et des Hectors, des Andromaques et des Hélènes, quand nuls chants mélodieux ne devaient transmettre aux siècles futurs le récit de tant de hauts faits, le souvenir de si poétiques tendresses ! Je suis convaincu cependant que nous eussions pu recueillir encore de précieuses