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choisissait le plus souvent pour le soutenir dans ses promenades, et je ne saurais dire combien je me sentais heureux de cette affectueuse préférence. C’est ainsi qu’il m’arriva de me trouver auprès de lui lorsque M. de Mauvoisis s’avança pour l’entretenir des obstacles que rencontrait l’accomplissement de ses désirs. M. de Terrasson, que j’avais toujours vu si calme et si bienveillant, dont la politesse affectueuse et sereine était un des plus grands charmes, ne put se contenir. L’indignation qui couvait depuis longtemps dans son âme fit explosion. Les expressions les plus amères se pressèrent malgré lui sur ses lèvres. Il reprocha à M. de Mauvoisis son ambition impatiente, il l’accusa formellement d’avoir préparé par ses intrigues la mésintelligence qui avait désuni les deux chefs de l’expédition. M. de Mauvoisis voulut essayer de se justifier ; M. de Terrasson ne lui en laissa pas le temps. La colère lui avait rendu des forces : il rentra sans avoir besoin de mon bras dans sa chambre, dont il tira brusquement la porte après lui.

Une correspondance entre l’amiral et M. de Terrasson, correspondance dont l’aumônier de la Durance resta le dépositaire, hâta heureusement la réconciliation des deux chefs de l’expédition. Chaque jour, l’amiral venait passer quelques heures au chevet du lit de son ami. L’excès de son chagrin le rendait injuste envers lui-même, injuste aussi envers tous ceux qu’il soupçonnait d’avoir mis en doute le zèle du commandant de la Durance. Il voyait avec une profonde douleur les progrès de cette maladie dont il s’accusait d’avoir été la cause involontaire. Il se reprochait d’avoir mal apprécié toutes les difficultés contre lesquelles avait eu à lutter un bâtiment tel que celui qu’on avait associé à la Truite. Il craignait alors d’avoir trop complaisamment accueilli des préventions passionnées ; il lui semblait qu’on avait souvent excité ou entretenu à plaisir son impatience, et qu’on avait mis une perfidie odieuse à l’indisposer contre un homme qu’il avait toujours fait profession d’aimer comme un frère.

Quels germes de complications et d’intrigues, que de drames intérieurs emporte un navire qui s’éloigne du port ! C’est le monde en raccourci avec ses passions, ses rivalités toujours face à face, ses haines qui fermentent, ses amitiés qui s’altèrent. Et cependant ce monde avec ses passions, ses rivalités, ses amitiés et ses haines, ce monde est trop étroit pour ne pas être monotone. Il est peu d’âmes vigoureuses qui ne s’y trouvent comme Charles-Quint à Saint-Just. Chercher un aliment aux esprits désœuvrés, redouter plus que toutes les fatigues, plus que tous les périls, l’absence d’émotions ou de but à poursuivre, telle doit être la pensée constante du chef, surtout dans les longues campagnes. Notre mission même avait pourvu à ce