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naufrage ne m’effrayait pas toujours : j’avais la tête remplie des récits des anciens voyageurs, et j’étais surtout avide d’aventures. Quoique bien jeune encore, j’avais cependant assez navigué déjà pour apprécier l’habileté et l’audace avec lesquelles nos corvettes étaient conduites à travers ces labyrinthes d’écueils. Je me sentais pénétré d’admiration pour l’amiral, de respect pour les excellens officiers dont je recevais avec déférence les leçons, et je bénissais tous les jours mon étoile, qui m’avait conduit à si bonne école.

La reconnaissance de l’île Bougainville et de l’île Bouka terminée, deux détroits s’ouvraient devant nous, à une distance de quatre-vingts lieues l’un de l’autre. Le canal Saint-George nous faisait doubler la pointe occidentale de la Nouvelle-Bretagne ; le détroit de Dampier nous conduisait entre la pointe orientale de cette même île et la Nouvelle-Guinée. L’amiral crut devoir choisir le passage qui lui permettrait de longer la côte occidentale de la Nouvelle-Irlande, et de reconnaître, en continuant à se diriger vers l’ouest, le groupe assez considérable des îles de l’Amirauté. De la pointe septentrionale de l’île Bouka, nous fîmes donc route vers l’entrée du canal Saint-George, et avant de le franchir, nous jetâmes l’ancre, non loin de l’extrémité méridionale de la Nouvelle-Irlande, dans un havre d’un accès difficile, où le compagnon de Wallis, le capitaine Carteret, avait mouillé avant nous, et auquel il avait donné son nom.

C’était la première fois, depuis notre entrée en campagne, que nous nous trouvions en présence de la nature tropicale. Le havre Carteret nous la montrait dans toute son exubérance, mais aussi dans toute son inutile splendeur. Une de ces pauvres îles à demi submergées de l’Océan-Pacifique, qui n’ont d’autre trésor que la frange de palmiers qui les borde, nous eût offert plus de ressources que les forêts impénétrables de la Nouvelle-Irlande. Pour toute végétation s’offraient à nous des figuiers, des pandanus, des barringtonia, penchés sur l’eau calme où se miraient leurs grandes fleurs ; des tectonia plus élevés que des mâts de vaisseau, des fougères, des orchidées et des cycas partout ; des muscadiers sauvages dont le fruit, s’il m’en souvient bien, ne laissa pas d’embarrasser la science, encore un peu novice, de nos naturalistes ; — point d’arbres portant, comme le cocotier, au milieu de son vert panache, un lait rafraîchissant et une pulpe nourricière ; — nul sentier d’ailleurs pour s’éloigner du rivage, nul espoir de pouvoir jamais percer l’épaisseur de ces bois où la tige des arbres disparaît sous des flots de verdure, et au sein desquels d’énormes caïmans se vautrent encore, comme aux premiers âges de la création, dans une fange chaude et fétide.

Nous étions au mois de juillet 1792. Bougainville, qui, dans la