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leur situation, et reprocha à la mère de n’avoir pas eu recours à lui. « Elle m’avait défendu d’avoir recours à personne, répondit Mme Morin avec un soupir de regret. — C’est donc à vous, mademoiselle, que doit revenir mon reproche ? » dit-il alors en s’adressant à Louise, dont le teint jaune, les yeux creux et la maigreur le frappaient. La dernière fois qu’il l’avait vue, c’était à une fête de village. Elle avait une robe blanche et un joli chapeau rose moins frais que ses joues. Elle était heureuse, elle causait, elle riait. Elle avait même ce jour-là dansé avec lui, et ils avaient parlé de moi, et, pour se faire bien venir d’elle, il avait raconté je ne sais quel beau trait dont j’étais l’auteur, Il la revoyait triste et flétrie, vêtue d’une petite robe brune, un châle noir sur les épaules, ses beaux cheveux à peine relevés… Il y avait encore un sourire sur ses lèvres, mais un sourire plus douloureux que les larmes, le sourire du malheur, le sourire de la honte, le sourire de la misère. Ah ! moi qui ne pouvais me lasser d’admirer cette bouche étincelante, ces lèvres expressives, cette double rangée de perles, j’ai frémi en voyant ce sourire. — Il cherchait à me le peindre ; il y revenait sans cesse, ce cruel ami ! Il croyait, parce que j’étais impassible, que je ne me le figurais pas, que je ne le sentais pas. Ce sourire-là m’est entré dans le cœur comme un poignard, et Charles s’est complu à l’y enfoncer, à l’y retourner longtemps.

À cette heure, dans le silence de la nuit, à la clarté de ma lampe voilée par l’abat-jour, elle m’apparaît encore telle qu’il me l’a dépeinte. Je la vois avec sa petite robe brune, son châle noir, assise au coin de ce bon feu, se chauffant et me souriant. Hélas ! elle n’a peut-être pas de quoi se chauffer chez elle…

Elle dit alors à Charles qu’il se trompait, qu’il les croyait dans la gêne parce que tout était en désordre, mais qu’elles n’avaient manqué de rien, que seulement sa mère avait eu beaucoup de peine à la soigner. La vieille femme se rongeait les poings de ne pouvoir parler, car, chaque fois qu’elle voulait dire quelque chose, sa fille l’arrêtait par un regard ferme et profond. Il était évident que Louise ne voulait pas faire l’aveu de sa misère devant un de mes amis. Charles ne négligea rien pour l’amener à des sentimens moins fiers. Ce fut en vain. Sa délicatesse de femme lui défendait de se donner des droits à notre pitié. Mon ami n’était sans doute à ses yeux que mon complice. Pour une jeune fille trahie, tous les hommes sont coupables des torts de son amant ; elle se retranche vis-à-vis de nous dans une défiance universelle, et ne consent à rougir et à se plaindre que devant une personne de son sexe. Charles, qui a l’intelligence de toutes les choses du cœur, comprit bien cela et ne voulut point ajouter, en s’obstinant, au secret supplice de la malheureuse fille. Comme la conversation languissait, et que dans leur embarras mutuel ils ne sa-