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4 mai.

Je n’ai pu voir Charles B… qu’hier dans la soirée, et pendant un quart d’heure seulement. La femme qu’il aime absorbe sa vie ; il est dévoué à ses éternels et mystérieux caprices. Il m’a compris tout de suite, il m’a regardé d’un air affectueux et m’a serré la main. Les gens qui ont une passion au cœur valent mieux que les autres. Je lui ai confié tout ce qu’il ignorait de mes relations avec Louise, tout, excepté l’amour que je lui garde, et qui ne mourra qu’avec moi. J’ai coloré mes craintes et mes angoisses d’un vain prétexte d’intérêt et de pitié. « Que ne m’avez-vous parlé plus tôt ? s’est-il écrié. Je vous aurais donné quelques détails qui vous auraient soulagé, et j’aurais fait pour Louise ce que vous ne pouviez faire. C’est une fille d’un cœur élevé, qui vous aimait sincèrement, et que j’estime ; mais j’étais bien loin de penser qu’elle fût dans le besoin. » Il me conta alors qu’après notre rupture elle avait feint d’être la maîtresse d’Édouard S…, qu’elle s’était affichée avec lui, mais uniquement pour se venger de mon abandon et dans l’espoir de me ramener à elle par la jalousie. Édouard S… s’était d’abord prêté à ce rôle ridicule ; bientôt son amour-propre l’avait rendu plus exigeant, et Louise lui avait tout simplement fermé sa porte malgré les cris et les menaces de la mère Morin. Nous en étions là lorsqu’on jeta du dehors quelque chose contre les vitres de la chambre : c’était un signal. Charles se leva, me dit qu’il était obligé de sortir, et que nous reprendrions cet entretien le lendemain. Je le priai d’aller le soir même chez Louise. « Je ne sais si cela me sera possible, répondit-il ; je ne dépends pas tout à fait de moi. » Et nous nous sommes quittés.

Ainsi je n’ai plus même l’horrible ressource de croire qu’elle m’a oublié. Sa feinte trahison n’était qu’un emportement de l’amour. Elle n’obéissait encore en cela qu’aux misérables suggestions de sa mère. Livrée à elle-même, elle n’aurait jamais consenti à se flétrir à mes yeux de cette infidélité apparente. Pauvre fille ! comme je l’ai dégradée dans ma pensée pour rendre sans doute mes remords plus légers, pour parvenir à me réconcilier avec moi-même ! Oui, je me suis fait une arme contre elle de ses élans passionnés, de ses fureurs de tendresse. C’étaient, me disais-je, de grossiers désirs qu’il lui faudrait à tout prix satisfaire. Je m’attendrissais sur sa candeur perdue ; je la voyais, courtisane éhontée, descendre rapidement tous les degrés du vice, et pendant ce temps elle se consumait dans sa douleur solitaire, elle dépérissait, elle manquait de pain peut-être !

On ne saura jamais ce que je déploie de courage et de volonté