Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/343

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demandé son nom : comme moi, elle s’appelle Louise. » À ce nom, un frisson me passa dans tout le corps. J’eus peur d’avoir deviné, et je n’osai faire une seule question. Ma femme reprit : « La mère me plaît moins. Elle allait autrefois en journée, mais elle se fait vieille, et d’ailleurs il lui faut soigner sa fille. La maladie a été cruelle, et s’est déclarée, à ce que j’ai compris par quelques mots de la mère, à la suite de chagrins d’amour. »

Chaque mot m’entrait dans le cœur. J’ai passé la soirée la plus horrible. Ma femme reparlait sans cesse de la jeune fille, nous la dépeignait, nous la vantait d’un ton passionné qui ajoutait à mon supplice. Ma certitude s’affermissait de tous les éloges qu’elle lui prodiguait. Ma mère a demandé le nom de la vieille femme. Elle ne le sait pas, elle l’a oublié. Qu’importe ? je suis sûr que c’est Louise.

Léon, je me reprochai de l’avoir flétrie, avilie, perdue ; mais si je devais la retrouver fidèle au passé, fidèle à notre amour… Oh ! Louise ! Louise !… Ma raison m’échappe. Mon devoir n’est-il pas de voler à ton secours ? Je lui dois du pain au moins. Ah ! je n’avais point pensé à cela. Je vais prendre de l’argent et sortir, et je ne fermerai cette lettre qu’à mon retour…

Je ne suis pas sorti. Il fallait traverser la chambre de ma femme. Je me suis approché du lit : elle dormait, son enfant entre ses bras, et ils souriaient tous deux dans leur sommeil. J’ai hésité un moment, puis je suis rentré dans mon cabinet.

Il ne m’est plus permis de la revoir. Si j’ai fait le malheur de celle que j’aimais, je ne ferai point le malheur de l’autre. Ma fille, ma petite Louise, c’est pour toi !… Je ne puis être ni amant ni époux, mais je suis père. Demain j’irai trouver Charles B… C’est un garçon discret, prudent, indulgent par sa propre expérience pour les faiblesses du cœur. Il ira, il s’informera, il fera ce que je ne puis faire moi-même. J’aurais dû ne point la perdre de vue un seul jour, la suivre, l’entourer du moins d’une protection mystérieuse, puisqu’elle eût repoussé une protection ouverte. Ah ! mon ami, je souffre, je souffre ! Ma folle passion se réveille avec une ardeur insensée. Je me sens mauvais, cruel, capable des résolutions les plus monstrueuses. Louise ! qu’est-ce donc que cet amour dont le bonheur n’a pu me guérir ? N’ai-je pas là, à côté de moi, une mère, une femme qui m’aiment, un enfant que j’adore ? Pardonne ! c’est l’égarement d’une heure, d’une minute, je reviens à moi. Cette fièvre du souvenir n’est point de l’amour. Mon amour est mort. Des sentimens plus calmes règnent aujourd’hui dans mon cœur ; mais je puis bien du moins, pendant que ma femme et mon enfant reposent, donner quelques larmes, oh ! des larmes bien amères, à celle qui veille peut-être en pensant à moi.